On connaît la figure du séducteur par excellence qu’est Dom Juan, qui enchaîne les aventures amoureuses avec de belles femmes moins par attirance sexuelle que par goût esthétique. C’est justement là que se pose le problème. En effet, dans la pièce de Molière, Dom Juan est poursuivi par une de ses anciennes conquêtes, et ne séduit qu’une paysanne. On est loin du constat des mille conquêtes de l’homme qui vit pour séduire. Qui est donc Dom Juan ?
Son portrait est fait par son serviteur Sganarelle dès la première scène : un homme abominable, sans mœurs et athée par-dessus le marché, qui ne respecte rien ni personne hormis lui-même. Un homme libre, qui se détache volontairement et quel qu’en soit le prix de toute obligation sociale. Mais il reste attaché à l’hypocrisie (« l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus », acte V scène 2), comme son serviteur d’ailleurs, qui n’osera jamais dire du mal de son maître devant lui.
Dom Juan est en fait simplement un beau parleur, qui manipule aussi bien les femmes que les hommes, comme son créancier. Il semble vivre pour le plaisir : « Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? […] Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. » (acte I, scène 2)
Mais paradoxalement, Dom Juan n’a plus aucun goût, ne sait plus distinguer le beau du laid, il est attiré par celles qui le rejettent et les rejette aussitôt qu’elles s’offrent à lui, comme Done Elvire, qui en fait les frais. On ne peut donc plus voir en lui un simple esthète, qui apprécie la beauté, car il perd toute notion esthétique. Il n’est pas non plus un obsédé, maniaque ou autre psychopathe décidé à posséder tout ce qui lui plaît.
Non, Dom Juan n’est rien de tout cela. C’est un homme libre, qui recherche sans relâche la liberté absolue : il rejette Dieu non par athéisme ou diabolisme mais par refus de limites, si lointaines soient-elles. Il ne s’attache à aucune femme, n’a aucun ami. Dom Juan se revendique comme anticonformiste. Contrairement aux autres personnages, il ne montre aucune stupeur face à la statue du commandeur qui lui parle. Pour lui, qu’une statue se mette en mouvement prouve bien qu’il est hors du commun. Le titre même le prouve : Dom Juan ou le Festin de Pierre, il souligne un lien au surnaturel plutôt qu’une identité de séducteur.
Dom Juan n’est pas un séducteur, ou du moins n’est pas que cela : il est avant tout un homme libre, et meurt libre, distingué des autres hommes par la statue du commandeur qui incarne la loi, la vengeance, les convenances, tout ce dont il s’est détaché au cours de sa vie de séducteur. Sa mort est l’ultime libération qui le rattachait au monde banal des hommes.