LITTÉRATURE

Comment devenir un homme, un vrai…

Il est des livres qui nous font voir la vie d’une manière inédite. Il est des livres qui nous ouvrent les portes d’une sagesse qui, depuis longtemps, était à notre portée, mais dont nous n’avions pas conscience. Le métier d’homme, écrit par Alexandre Jollien en 2002, est l’un de ces ouvrages. Incroyablement d’actualité, ce petit volume d’une centaine de pages nous invite à travailler sur nous-même, tout en acceptant autrui avec tolérance et bienveillance. Un concentré d’optimisme à lire absolument, si l’on veut devenir un homme, un vrai…

 

« L’existence procède de la lutte, je ne le sais que trop. »

Alexandre Jollien souffre d’une athétose, un handicap qui lui a permis de découvrir très tôt que la vie est pleine d’obstacles. Dans son ouvrage, il part du principe que l’existence est en elle-même une lutte. Il reprend la formule d’Erasme, « On ne naît pas homme, on le devient », pour proposer une définition de la vie humaine empreinte d’humanisme. Pour lui chaque homme, de la naissance à la mort, doit se battre pour évoluer. De par sa maladie, Alexandre Jollien a pris conscience de cette lutte très tôt, mais il est certain que tout être humain en fait l’expérience un jour ou l’autre. Notre vie n’est rien d’autre qu’un travail constant sur nous-même. Cela peut être un travail qui s’exerce sur le corps, ou sur l’esprit ou même sur les aptitudes sociales. Cela se fait lentement, mais constamment. La vie évolue sans cesse.

Mais progresser vers l’idéal que nous souhaitons incarner n’est pas de tout repos. Le réel nous résiste, et nous devons constamment lutter afin de nous forger nous-mêmes. Pour ce faire, Alexandre Jollien insiste sur la force de la volonté. « Les esprits varient selon ce qu’ils exigent. Je vaux ce que je veux », disait Paul Valéry.  L’auteur de Le Métier d’homme reprend cette citation à son compte. Le moteur de notre existence reste avant tout notre volonté. Renoncer, c’est mourir. Fortement influencé par la littérature et par la philosophie nietzschéenne, Alexandre Jollien écrit sur la vie humaine, ce « métier d’homme » dont nous faisons tous l’expérience.« Sacré métier d’homme ! Joyeux et austère, il réclame un périlleux investissement de tous les instants. Je ne puis le cerner en quelques lignes. Semblable tentative procéderait d’une belle naïveté. Cependant, j’ai essayé à tâtons de trouver les armes d’un combat ».

Malgré la complexité du concept, il réussit brillamment à expliquer sa conception de la vie, tout en évoquant les obstacles qu’il a dû lui-même surmonter et qu’il affronte encore aujourd’hui.

La question de la différence

« Alexandre Jollien a subi -disons-le ainsi- un accident de naissance. Strangulé par son cordon ombilical, il a, brièvement mais trop longuement, rencontré la mort dans ces minutes inaugurales consacrées d’habitude à l’épiphanie de la vie […] Débordant un corps répondant plus lentement aux sollicitations du monde, Alexandre déploie une pensée claire, lucide et voyante ». Dans la préface de Le Métier d’homme, Michel Onfray plante le décor. A partir de son expérience personnelle d’ « anormal », le philosophe Alexandre Jollien nous fait part de sa vision de la vie et de la condition humaine.

La question de la normalité de l’individu, notamment, est étudiée avec minutie. Plusieurs angles sont envisagés. L’auteur évoque ainsi le poids du regard des autres sur sa propre perception de lui-même. Il écrit : « Je suis un anormal. On l’a dit assez. Je l’ai senti. Les mouvements des yeux qui passent à l’examen chaque parcelle de mon être me l’apprennent ». Ainsi, en ayant recours à de grands penseurs et à des épisodes biographiques, il analyse la relation des hommes avec autrui, et leur tendance à la conformité. Pour lui, chaque homme est unique. Vouloir devenir « normal » relève donc d’un non-sens. En effet, comment définir la nature humaine, elle qui est si diverse et variée ? Descartes, Rabelais et Valéry ont tous essayé de proposer une définition de la nature humaine. Alexandre Jollien les balaie d’un revers de la main. Une nature humaine définie reviendrait à enlever à chaque homme son unicité.Ainsi, il affirme en fin d’ouvrage : « Tout bien considéré, l’être humain n’échappe-t-il pas par nature à toute définition et à toute norme ? »

Tout en critiquant un anti-conformisme permanent qui reviendrait à être original pour être original, l’auteur met en lumière la richesse que peuvent apporter les marginaux, ceux qui ont une place différente au sein de la société. Ainsi, la question de la différence apparaît comme l’un des thèmes majeurs de cet essai autobiographique, à la fois parce que l’auteur est handicapé, mais aussi – et surtout – parce qu’il est un homme. Pourtant, s’il voit dans la différence une richesse, Alexandre Jollien ne nie pas qu’elle peut aussi entraîner de la souffrance, surtout dans notre rapport à autrui.

« Bien que je sois seul pour l’essentiel […] la présence de l’autre jalonne mon existence »

« Sans l’autre, je ne suis rien, je n’existe pas. Autrui me constitue comme il peut me détruire ». Comme Aristote l’affirmait si bien, « l’homme est un animal politique », car l’homme communique avec autrui. En ce sens, nos relations avec nos semblables sont essentielles à notre évolution personnelle.

Jollien évoque les maîtres et les modèles que chacun se donne. Nous avons tous un guide, une personne que l’on admire et à qui nous aimerions ressembler. Cet autre nous inspire et nous pousse à nous surpasser. Mais autrui nous dérange également. Il peut être l’instigateur de nos peines et malheurs. Il nous juge, et peut parfois nous faire souffrir. Ici réside le paradoxe de la nature humaine. L’ « insociable sociabilité » kantienne l’explique très bien. Nous sommes enclins à rechercher la compagnie d’autrui, mais nous ne pouvons la supporter trop longtemps. Pour Alexandre Jollien, le regard des autres est particulièrement important. « Tel regard fixe le mien, puis descend, là précisément où se trouve la preuve qu’il recherche : « il est handicapé ». » Voici, comment l’écrivain résume certaines de ses expériences personnelles, certaines rencontres avec des inconnus. Il dénonce les préjugés qui visent les personnes handicapées, mais aussi les autres êtres humains. Tous sont catalogués, alors que tous sont uniques.

Il se demande également comment se protéger de la souffrance infligée par le regard des autres. On peut évidemment se créer une carapace pour ne pas être vulnérable aux attaques de l’extérieur. Mais cette solution n’en est pas une. « Celui qui fuit les railleries s’isole et se prive bientôt des sourires qui aiment, des bras qui se tendent ». Ainsi, pour bénéficier des bienfaits que peut nous apporter autrui, il faut accepter qu’il puisse nous faire souffrir. Cela peut sembler triste. Mais pour Jollien, c’est cette souffrance qui nous pousse à nous surpasser. A chercher un sens au réel. A vivre.

Hymne à la joie

D’ailleurs, l’existence n’est pas que lutte et malheurs. Malgré les sujets sérieux qu’il aborde (le handicap, la souffrance, la lutte pour l’existence), Alexandre Jollien brille par son optimisme.

Ainsi, il parle de « combat joyeux » et met en lumière la sagesse de ceux qui savent rester heureux malgré les épreuves que la vie leur impose. Pour lui, la réussite réside dans la joie que l’on peut éprouver à un moment donné de notre existence. L’espoir étant l’une des composantes principales de cette joie. Il permet de continuer à lutter. Il écrit : « Le pire, c’est que j’ai longtemps cru que ces étiquettes étaient vraies, que l’équation : handicapé = malheureux est une loi établie, prouvée, incontestable […] Combien de diagnostics à l’emporte-pièce enferment, réduisent et condamnent tout espoir ! » Et pourtant non, une personne handicapée n’est pas forcément malheureuse. Tout comme quelqu’un de bien portant peut être triste à en mourir. Tout dépend de la dose d’espoir de chacun. De sa manière d’affronter les problèmes que la vie met sur sa route.

Pour Alexandre Jollien, l’espoir est partout, même au creux de son écriture délicate et recherchée. En plus de nous donner un aperçu sur son intériorité de personne « anormale », il nous pousse à regarder au-delà des malheurs et désagréments que la vie nous inflige. Car au fond, la vie est aussi faite de joie. N’est-ce pas justement ce qui la rend digne d’être vécue ?

Grande voyageuse (en devenir). Passionnée par la littérature et les langues étrangères. Dévoreuse de chocolat. Amoureuse éperdue de la vie et de la bonne bouffe. "Don't let the seeds stop you from enjoying the watermelon"

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