LITTÉRATURE

Du chant des douleurs aux « Champs d’honneur »

Roman fiction, légèrement autobiographique, Les Champs d’honneur, publié en 1990, premier roman de Jean Rouaud, (ancien kiosquier à Paris, originaire de la région de Nantes) nous raconte avec une rare humanité une partie de l’enfance d’un jeune narrateur emporté dans le labyrinthe des souffrances de la mémoire familiale. Il est confronté à la fatalité de « la loi des séries » après la douloureuse perte de son père qui le mènera à remonter jusqu’aux souvenirs à la fois personnels et universels des « champs d’honneurs » de la Grande Guerre. Retour sur une oeuvre peu connue.

La force du roman réside dans un premier temps, essentiellement dans son style et sa forme. Dès les première pages, le lecteur est aspiré par l’histoire et directement mis a contribution comme s’il avait eu accès par une petite porte à la mémoire du narrateur et qu’il assistait en direct à la reconstitution du puzzle. Il tente, en même temps que l’auteur, d’organiser ce désordre chronologique, de retrouver le fil d’Ariane, pour réécrire le récit de la famille du narrateur. Par ailleurs, on peut ressentir à la lecture que Jean Rouaud maîtrise intelligemment cet apparent labyrinthe. Ce récit est composé comme un cercle narratif orchestré par le grand-père maternel, premier personnage à apparaître et dernier à s’en aller : « C’est grand-père qui a clos la série, manière d’enfoncez-vous-ça-bien-dans-la-tête tout à fait inutile. Cet acharnement – comme si la leçon n’avait pas été retenue ».

Ce personnage primordial à la construction du récit – auquel la première partie est essentiellement consacrée – se distingue comme un gardien de la mémoire familiale, que ce soit par sa 2CV vestige de ses souvenirs et qui semble indissociable des souvenirs du narrateur, ou par la découverte qu’il fait en retrouvant une boîte à chaussures dans le grenier de sa fille à la fin du roman. Cette boîte à chaussures qui permet de reconstituer le récit de la famille paternelle et qui fait basculer la narration de l’histoire intime à l’Histoire avec un H majuscule. Celle partagée par tous et qui nous emmène retrouver la Grande Guerre et les jeunes oubliés des tranchés, les premières victimes de la série fatale que sont les grands oncles : Joseph et Emile, morts sur les « Champs d’honneur » : « L’Histoire (l’officielle), pour une fois que celle-là interfère avec la nôtre, la laissée-pour-compte ». Ce personnage, ajouté au fait qu’il brouille les pistes dans le grenier, faisant perdre leur repères au narrateur et à ses sœurs (comme ce dernier le fait avec le lecteur), appui l’idée d’un roman construit à rebours dans le temps commençant par sa mort et finissant dans les souvenirs d’un passé retrouvé.

Du particulier à l’universel

Un autre personnage détient également ce rôle de médiateur, entre le deuil intime de la perte d’un être cher et le deuil universel de la Première Guerre Mondiale. Il s’agit du personnage touchant de la grande-tante du narrateur confondant, dans la démence, deux Joseph, le père du narrateur qui vient de mourir et son frère à elle mort au front à l’âge de vingt-et-un an. C’est donc elle, qui fait entrer le lecteur dans une dimension temporelle historique qui lui est familière. La force de l’auteur réside justement à tromper son lecteur qui s’attend à un roman racontant essentiellement la Grande Guerre, comme l’indique le titre Cependant ce n’est pas le sujet principal des Champ d’Honneurs, qui tient sur à peu près vingt pages d’un roman qui en contient en réalité près de deux cents. Autrement dit, ce qui intéresse réellement Jean Rouaud, c’est l’influence de cette guerre dans les mémoires intimes de chacun et dans les souffrances personnelles de chaque famille, soit comment on passe de l’universel au particulier et comment au final chacun peut se retrouver dans ces personnages singuliers et leurs TOC.

Images et sensations

Il est également très intéressant d’examiner comment Jean Rouaud en écrivant sur des thèmes comme la mort, le deuil, la mémoire, la fatalité ou la guerre propose en fait un roman plein de vie. Il réussit par son écriture à faire vivre son histoire au lecteur et cela par les descriptions des lieux ou les portraits des personnages agrémentés d’une profusion de détails et d’adjectifs qui réveillent chez celui qui lit toutes ses sensations. Dans un premier temps, les cinq sens sont constamment en émoi dans cette humidité constante de la région Loire-Atlantique ou la mémoire présente dans de nombreux symboles nous rappelle A la recherche du temps perdu et la madeleine de Marcel Proust évoqué implicitement d’ailleurs par les « caisses de madeleines » dans lesquelles le grand-père maternel enferme les os de son frère mort. A cela, s’ajoute la description de la réalité des soldats de 14-18 dans les tranchés, l’expression de leurs souffrances au front, comparé avec l’ironie du titre et du ton du roman, qui n’est pas sans rappeler un autre classique de la littérature française. En effet, Céline nous raconte au début de Voyage au bout de la nuit, la différence qu’il y a entre l’imaginaire collectif et patriotique que l’on a des soldats et l’horrible réalité que vivent les jeunes soldats envoyés pour tuer d’autres jeunes soldats.

Cette écriture du réel pleine de simplicité et d’humilité, accessible à tous par le regard de cet enfant confronté à la malédiction familiale, s’oppose avec une écriture qui met en avant l’érudition de l’auteur. Il a fait des études de lettres et utilise un vocabulaire spécifique et complexe ainsi qu’une abondance de références historiques, antiques comme la femme Pharaon Hatchepsout, religieuses et évidemment littéraires qui sont des éléments beaucoup moins accessibles à chacun des lecteurs. Ce qui est dommage, mais seulement un détail de ce fabuleux roman.

« Oh, arrêtez tout », cette dernière phrase adressée soit à la fatalité, soit directement au lecteur, clôt le roman mais le lecteur ne veut pas tout arrêter et une fois la lecture de cette dernière phrase achevée, il apparaît évident que ce roman sortit tout droit de l’anonymat s’est imposé dans la littérature française jusqu’à honorer ce kiosquier inconnu du prix Goncourt l’année de sa publication.

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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