ART

Les formes de l’inconnu : une recette secrète au succès d’une oeuvre ?

Qu’est-ce qui dans une œuvre, dans un film nous fascine parfois à tel point qu’on ne l’oublie jamais ? N’y a-t-il pas une recette secrète pour rendre un travail artistique captivant ? Ou tout du moins des motifs qui y participeraient ? Des sortes de formules magiques qui seraient des clés offertes aux regardeurs pour rencontrer certaines œuvres.

L’idée exposée ici est une proposition pour essayer de comprendre ce qui rend une œuvre d’art plus accessible et plus riche. Une hypothèse qui pourrait expliquer, entre mille, l’une des raisons pour laquelle certaines œuvres nous captivent. Cette idée est le rôle de l’inconnu et de ces différentes incarnations dans le processus artistique. Autrement dit, de quelle façon l’artiste peut utiliser l’inconnu comme un outil qui rendrait ses travaux plus riches, plus captivants, plus intéressants. Et quelles formes concrètes pourraient avoir cet inconnu dans une création artistique ?

L’une des formes de l’inconnu pourrait être le cosmos. L’univers est un sujet on ne peut plus riche pour expliciter cette notion. De tout temps l’être humain a cherché à savoir ce qui se trouvait au-dessus de sa tête, et pourtant inatteignable, le ciel. Qu’est-ce que peut bien être ce voile bleu et cette grosse boule lumineuse la moitié de la journée et les centaines de petits points blancs la seconde moitié de la journée ? Chaque civilisation s’est forgée sa propre cosmologie pour expliquer ce qu’était le ciel et la Terre et qu’elle en était leur origine. D’où venons-nous ? Des questions toujours d’actualité qui continuent de secouer régulièrement la sphère scientifique, car si grâce à certains astrophysiciens comme Hawking nous parvenons à remonter les 13, 8 milliards d’années dont est âgé notre univers – jusqu’à pouvoir le décrire théoriquement à moins d’une seconde après son hypothétique origine, jusqu’au mur de Planck, qui fixe les limites de notre compréhension de l’univers selon nos théories physiques contemporaines – nous ne sommes pas encore au stade où l’on explique notre origine. Le XXème siècle a été foisonnant de découvertes dans le domaine de l’univers. Il suffit d’aller admirer les photographies du télescope Hubble pour prendre conscience que ces découvertes ne sont pas seulement à la portée de quelques scientifiques. Nous-mêmes, profanes, pouvons aujourd’hui avoir accès à ces découvertes. Et certains domaines de la culture l’ont parfaitement assimilé. On ne compte plus les films, séries, romans, bandes-dessinées, jeux-vidéos qui prennent le cosmos pour décor. Dans un milieu tel que l’univers où tout est loin, rien n’est atteignable, tout est envisageable, où l’inconnu est omniprésent, les imaginaires ont tout loisir de s’y développer. Un domaine auréolé de mystère, si fascinant qu’il effraie, et nul besoin d’être spécialiste pour y être sensible. Cette forme de l’inconnu qu’est le cosmos peut être un moyen d’enrichir une œuvre. Le cinéma l’a compris. Interstellar de Christopher Nolan réutilise très habilement les théories scientifiques et les éléments relatifs à l’univers tels que les trous noirs ou la déformation de l’espace-temps afin d’offrir au film une portée évocatrice forte, plaçant au cœur du film ces choses qui nous échappent. Du Voyage dans la lune de Melies, à plus récemment Seul sur Mars de Ridley Scott, 2001 de Stanley Kubrick ou Gravity de Alfonso Cuaron. La liste est longue. Le domaine du cosmos n’est pas en reste dans l’art contemporain. Il suffit de voir le récent travail de Katie Paterson dont les travaux gravitent autour de ces questions d’astrophysique, mais nous y reviendrons. Fanette Melier a réalisé des travaux autour de la lune, du cycle solaire ou de textes antiques à propos d’astronomie et d’astrologie réédités comme elle a pu le faire avec Astronomicon.

2001 l'odysée de l'espace - Stanley Kubrick

2001 L’Odyssée de l’espace – Stanley Kubrick

Le cosmos est donc un exemple de ce que peuvent être les formes de l’inconnu. C’est un moyen de faire appel aux images présentes dans la culture populaire et dans l’imaginaire collectif afin d’enrichir, grâce à ces formes, des créations artistiques. L’artiste utilise les symboles de ces domaines afin de faire naître chez le spectateur un intérêt, voire une fascination pour l’œuvre et pour ce qui la compose. Lorsque précédemment je vous parlais de l’origine de l’univers, si je ne l’ai pas fait trop maladroitement, il est possible que cette évocation rapide vous ait permis d’accrocher un peu plus au texte. De la même manière, Hubert Reeves dans son livre de vulgarisation d’astrophysique Patience dans l’azur, présente cette constatation : si je sors de chez moi une nuit où le ciel est dégagé et que je pointe vers le ciel une lampe de poche, j’envoie alors vers l’espace plusieurs milliards de photons blancs, particules constituant la lumière. Que vont-ils devenir ? Une infime fraction sera stoppée par notre atmosphère. Une fraction encore plus infime le sera par les systèmes planétaires et stellaires environnants. Mais l’immense majorité continuera interminablement son parcours. Dans quelques milliers d’années, ils sortiront de notre galaxie. Dans quelques millions d’années ils sortiront de nos superamas de galaxie. Après quoi, ces photons envoyés par nous-même depuis une planète insignifiante, pérégrineront dans un espace toujours plus vide et toujours plus froid. Avec cette constatation, l’intérêt pour l’univers a peut-être été déclenché et avec lui un intérêt croissant pour le texte. Encore que nous ne soyons pas ici dans un contexte de divertissement (au sens large) où la méthode fonctionnerait mieux.

Mais alors définissons précisément ce qui est entendu ici sous l’appellation d’« inconnu » avant de chercher à comprendre pourquoi cette notion a-t-elle cet effet sur le spectateur. L’inconnu dont on parle ici est un objet matériel ou conceptuel dont on ignore partiellement ou entièrement la nature, les caractéristiques. Une chose dont on n’a jamais fait l’expérience. Les abysses par exemple, les grands fonds marins sont une chose que l’on sait définir, mais lorsqu’il s’agit de s’y projeter, d’imaginer ce que c’est concrètement, on place quelques éléments dont on a connaissance mais la quasi-totalité de ce qui compose les abysses nous reste totalement inconnu, indéfinissable, car c’est une région de la planète qui a très rarement été explorée par l’être humain. À partir du flou qui entoure cet objet, de l’ignorance que l’on subit en y faisant face, il nous est possible de nous imaginer toutes sortes de choses plus incroyables les unes que les autres. Et c’est précisément ce point qui rend les formes de l’inconnu si fascinantes. Le spectateur est fasciné, ce n’est pas nouveau, par le mystère. Les polars ou les films à suspens en ont fait leur essence. Pourquoi lit-on un roman, regardons-nous un film ? Simplement parce qu’on a envie de connaitre le dénouement de l’histoire. Ce n’est pas pour rien que le spoil, l’action de dévoiler une partie l’intrigue, et surtout la peur du spoil est si présente sur les réseaux sociaux. Une fois les éléments clés d’un récit dévoilés, le mystère est clarifié et l’intérêt pour l’histoire s’évanouit. L’obscur mystère qui entoure certaines choses stimule l’imaginaire du spectateur, le rend intéressé par l’œuvre.

Fossil Necklace - Katie Paterson

Fossil Necklace – Katie Paterson

Alors de quelle manière la relation entre ces formes et l’œuvre se mettent-elles en place ? De manière évidente avec l’océan du Jaws de Steven Spielberg où la mer est une étendue inconnue et impénétrable d’où peut surgir à n’importe quel moment le requin. Mais elles peuvent aussi être mises en œuvre de manière plus subtile. Les histoires de meurtre reposent sur le fait que le spectateur n’a jamais fait l’expérience du meurtre. Il s’y projette bien qu’il ne puisse pas savoir entièrement ce qu’est l’action d’ôter la vie d’un être humain. Le mystère sous-jacent de cet acte devient objet de tous les fantasmes. Elles peuvent également être réutilisées de manière à ne presque plus pouvoir être distinguées. Revenons à Katie Paterson. Son travail plastique utilise les codes et les symboles de l’astrophysique et de ce qui constitue le domaine de l’univers, afin de les transformer jusqu’à se les réapproprier entièrement. L’objet cosmos est toujours présent, mais cette fois-ci de manière implicite. On y reconnait des symboles qui nous renvoient au domaine de référence : l’univers. L’imaginaire, par association d’idées, voit dans ces motifs ce qui est sous-entendu. Une de ses œuvres est un collier composé de 170 perles, chacune provenant d’un fossile sculpté. Ces perles datent toutes d’une époque différente de notre planète, classées par ordre chronologique depuis la naissance de la vie, il y a 4 570 millions d’années, jusqu’à l’apparition de l’écriture en Mésopotamie il y a 7 000 ans. Avec cette œuvre, qui n’est qu’un simple collier, elle met en jeu bien plus, donnant la possibilité au regardeur de voir au-delà de la simple pièce de musée.

Les façons de se réapproprier ces formes de l’inconnu sont nombreuses. La figuration concrète d’un de ces domaines, l’évocation délicate sous une forme plus générale ou la réappropriation d’une de ces formes afin de la transformer en quelque chose de nouveau. Une chose est sûre, le mystère qui entoure ce qui est appelé ici « les formes de l’inconnu » possède un réel pouvoir de fascination sur le spectateur. Il fait marcher l’imaginaire. Chacun étant sensible à certains domaines plus que d’autres.

Néanmoins on peut constater que certains domaines semblent être des valeurs sûres vis-à-vis du grand public. Ce n’est pas pour rien que bon nombre des exemples employés dans ce texte sont issus de la culture populaire, autrement appelée culture de masse. En effet les studios de cinéma hollywoodiens ont bien compris le rôle de certains thèmes scénaristiques. Quelques schémas qui fonctionnent à coup sûr pour le grand public. En témoignent quelques-uns des plus grands succès du cinéma américain, qui représentent sans doute le cinéma le plus populaire en occident. Star Wars et le domaine du cosmos. Indiana Jones et celui des expéditions et explorations scientifiques dans les régions du globe les plus dangereuses. Le Parrain et le monde très obscur de la mafia. Mad Max et la vision d’un avenir quasi-apocalyptique. James Bond et le voile de mystère qui entoure le personnage de l’agent secret. Harry Potter et le thème de la magie. Les formes de l’inconnu si elles participent au succès de ces sagas, ne sont évidemment pas la seule raison.

L’artiste ayant à cœur de rendre sa pratique plus accessible aurait-il raison de regarder du côté de la culture de masse, observer quels thèmes abordent les films qui marchent ? On est en droit de s’inquiéter aujourd’hui de l’avenir de l’art contemporain et du cinéma d’auteur, à une époque où les Fracs sont régulièrement attaqués dans les médias souvent par les mêmes politiques populistes. Ces institutions qui sont pourtant des acteurs majeurs de la diffusion de l’art contemporain effectuent un travail de communication auprès du grand public pour rendre à ce domaine de la culture une image différente de celle qu’elle possède pour beaucoup de citoyens. C’est-à-dire une sphère élitiste et très fermée qui sert uniquement les intérêts de quelques-uns. Et même si cette sphère existe bel et bien, il n’en est pas moins que la majorité du monde de l’art contemporain n’en fait pas partie. Les artistes comme les acteurs du marché de l’art ou de la médiation doivent travailler à rendre la culture contemporaine plus accessible. L’utilisation de ces formes de l’inconnu pourrait permettre de rendre une œuvre non plus auto-référencée, ni même référencée par des artistes inconnus de la masse, mais se raccrochant alors à des domaines riches d’évocations et connus de tous.

Stalker - Andrei Tarkovski

Stalker – Andrei Tarkovski

Ce discours pourrait effrayer. J’entends ceux qui se demandent si ce genre d’idées n’est pas alarmant. Symptomatiques d’une époque où l’art contemporain se perd à tel point que même l’artiste se demande comment intéresser le public. Rendre une œuvre spectaculaire pour émerveiller le spectateur ? N’est-ce pas un bon moyen de sacrifier la richesse subtile d’une œuvre pour gagner un peu de visibilité ? Si le Stalker de Tarkovski avait été réalisé avec le budget d’un blockbuster hollywoodien que serait-il devenu ? C’est une autre question à se poser concernant l’accessibilité de l’art. Pour stopper net ces craintes, précisons que l’on parle ici de fascination et non de spectaculaire. La distinction est importante même si les deux notions ne sont pas incompatibles. De plus, une œuvre est faite pour être regardée et n’existe qu’à travers ce duo oeuvre-regardeur. La question du rôle du regardeur est fondamentale. De même que l’est la façon dont un artiste montre son travail. À qui l’artiste s’adresse-t-il au travers de ses œuvres ? Est-ce à quelques spécialistes qui sauront juger l’œuvre selon des critères construits et référencés ? Un jugement nécessaire pour faire le tri et mettre en lumière les travaux les plus riches. Est-ce au grand public, moins formé, qui se contentera de juger en trois mots, pas toujours bien choisis, le travail de plusieurs mois ? Ou bien est-ce possible de faire le pari insensé de créer un travail artistique qui conviendrait aux deux publics ? Un travail artistique de qualité, reconnu comme tel par le monde de l’art et qui parviendrait dans le même temps à intéresser le grand public. Voilà peut-être le défi auquel doivent faire face les artistes contemporains si nous ne voulons pas que le clivage entre culture de masse et monde de l’art institutionnel ne se creuse davantage.

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