CINÉMA

Rencontre avec Hubert Viel – « L’Histoire n’est pas forcément une ligne droite qui progresse vers un état d’extase absolu »

Après Artémis, Cœur d’artichaut, une comédie d’aventure résolument intimiste et décalée, sortie en 2012, qui raconte le parachutage extraordinaire de la déesse de la chasse éponyme dans notre monde contemporain, à Caen ; le cinéaste français Hubert Viel revient en 2016 avec Les Filles au Moyen-Âge, un second long-métrage qui ne manque pas d’ambition, ni d’imagination. Fusion d’une grande simplicité, créativité et fraîcheur, ce film permet à l’artiste protéiforme (scénariste, réalisateur, producteur et compositeur) de s’inscrire dans la lignée du Jeune Cinéma Français à suivre de très près. Maze est parti à la rencontre d’Hubert Viel, un cinéaste énigmatique et visionnaire, à la fois politique, ludique et hors du temps. 

Hubert Viel

Hubert Viel – © 7ème Continent

 

Le choix de la caméra pellicule Arri 16 mm qui donne une image très bruitée, avec beaucoup de grains, était-il d’abord un choix esthétique ?

Hubert Viel : Oui bien sûr, j’avais déjà tourné deux courts-métrages en 16 mm. C’est un format qui me correspond bien car c’est de la pellicule et en même temps, il reste léger par rapport au 35 mm. C’est une image qui a pas mal de grains mais sans trop en avoir non plus. J’avais aussi fait un film en Super 8 avant, Artémis, Cœur d’artichaut, un long-métrage qui se passe dans la région également. Pour Les Filles au Moyen-Age, j’ai d’abord tourné en couleur avant de repasser les images en noir et blanc. En plus, cela correspondait pas mal au dispositif : avec les enfants je ne pouvais pas tourner des heures et des heures, faire beaucoup de prises. On a fait deux ou trois prises maximum, on était dans l’économie, c’était donc aussi une bonne raison. Pour ce film, on a utilisé la pellicule Vision 3. J’avais la même en Super 8. Et puis je suis habitué à faire de la pellicule avec ma chef opératrice.

Vous aviez donc toujours eu l’habitude de tourner en pellicule, jamais en numérique ?

J’ai tourné tous mes propres films en pellicule, sauf un, que j’ai tourné entre Artémis et celui-là avec une Blackmagic mais sinon je tourne en pellicule dès que je peux le faire, dès que j’ai le budget.

L’utilisation de la pellicule est toujours intéressante car dans certaines mesures, elle rappelle une époque lointaine, archaïque…

Oui, il y a toujours l’idée de trouver une image un peu hors du temps. On a essayé d’être à l’opposé des images qu’on trouve dans les clips, dans les publicités qu’on voit sur internet. Utiliser le 5D par exemple et tourner en numérique aurait été pour moi une frustration (bien que je pourrais faire un film avec un 5D !).

Pour le coup, c’est plutôt un choix politique de tourner en pellicule, cela engendre une image particulière qui se démarque des autres images de type Alexa ou 5D qui semblent plus reconnaissables. Il y a un retour de la pellicule dans le cinéma actuel ?

Oui, il y a en quelques-uns !

Votre film m’a fait notamment penser à Mercuriales de Virgil Vernier …

Oui, il a tourné en 16 mm aussi. Je n’aime pas le mot « vieillot »… mais, pour moi c’est une image qui travaille plus l’imaginaire, que si ce n’est que du numérique.

Artisans du film (2016)

Camille Loubens dans Les Filles au Moyen-Age – © Artisans du film (2016)

La majeure partie de votre film prend place dans le Moyen-Age, y avait-il un véritable désir de votre part de réhabiliter ces siècles marqués par l’obscurantisme ?

Oui, il y avait l’idée d’un Moyen-Âge un peu à l’opposé de ce qu’on aurait pu penser, donc joyeux, drôle et plutôt libertaire. Je ne sais pas si le mot « libertaire » correspond mais il y avait l’idée de quelque chose de beaucoup plus lumineux que ce que l’on a l’habitude de penser. Le mot « lumineux » a été important car il y avait l’idée de la lumière du soleil : on a tout tourné à l’extérieur et on a eu la chance qu’il fasse plutôt beau sur la durée du tournage puisque l’on a tout tourné dans la région [N.D.L.R : la Normandie] (rires) ! Au niveau du Moyen-Âge, il y avait aussi l’idée de s’amuser à casser tous les clichés un par un et de montrer à chaque fois l’autre face, celle à laquelle on n’avait pas pensé. Et encore, il y avait pleins d’autres épisodes qu’on a pas pu mettre, comme le droit de vote des femmes dont je voulais parler, mais il y a plusieurs séquences que j’ai enlevé du scénario car sinon le film aurait duré trois heures ! Donc dans cet épisode du droit de vote des femmes, elles avaient le droit de vote, mais dans des assemblées locales. Il n’y a pas d’État au Moyen-Âge, tout est localisé et je trouvais cela intéressant. Quand on parle avec des gens qui ne connaissent pas trop cette période et qu’on leur dit que les femmes avaient le droit de vote au Moyen-Âge, cela les fait marrer. Au scénario, certaines personnes ont même cru à une blague !

C’est vrai qu’à la vision du film, on se rend compte que l’on est finalement assez ignorant des conditions sociales au Moyen-Âge. Cela remet en cause aussi ce qu’on appelle le « progrès moderne » de nos jours.

Oui, il avait aussi l’idée d’inverser l’Histoire, de montrer que l’Histoire n’est pas forcément une ligne droite qui progresse vers un état d’extase absolu. Et qu’au contraire, cela peut régresser, revenir et que c’est plutôt des cycles. J’ai essayé de monter l’Histoire par cycles, avec plusieurs éléments. C’est Michael Lonsdale qui le dit dès le départ. L’Histoire ressemble plutôt à des boucles, des vagues, il y avait l’idée d’âge d’or. Dans Artémis, il y avait un peu cela en suspens. Dans ce film, la protagoniste éponyme est la déesse de la chasse, des forêts, vénérée bien avant l’âge classique dans des campagnes de très ancestrales civilisations grecques. C’est une déesse qui vit dans un monde de pureté, elle est vierge, les animaux s’approchent d’elle naturellement, il y a l’idée de communion avec la nature, l’idée d’un âge d’or perdu. Et moi j’ai fait exprès de prendre ce personnage d’Artémis et de le mettre dans le monde contemporain, à Caen en plus.

Au début de votre film, des garçons jouent au jeu vidéo, le papy joué par Michael Lonsdale regarde un match de rugby à la télé, tandis que les filles se sentent exclues. Aviez-vous voulu dénoncer le rapport à l’écran virtuel, celui du cinéma compris, qui semble parfois exclusivement réservé et destiné à un public masculin ?

Non, je ne pense pas, mais je me suis amusé avec les clichés, avec cette idée de les combattre. Le principal étant que la femme au Moyen-Âge était soumise etc. Mais il y avait aussi l’idée de s’amuser en présentant une forme de cliché au début avec des enfants, des garçons qui jouent à la console et qui adhèrent à la philosophie du jeu vidéo qui semble un peu machiste et violente. Je voulais montrer, d’autre part, que les filles, par la suite dans le film, sont des combattantes, des héroïnes etc.

Malonn Lévana et Léanat Doucet dans Les Filles au Moyen-Age - Artisans du film (2016)

Malonn Lévana et Léanat Doucet dans Les Filles au Moyen-Age – © Artisans du film (2016)

Les hommes se comportent avec les femmes comme ils se comportent avec la nature, c’est-à-dire dans un rapport de force et de domination. En plus de l’aspect féministe, votre film revêt un aspect écologique.

Tout cela ; c’est un peu la même chose, c’est une critique de la modernité dans son ensemble, qui peut être prise dans le prisme du féminisme, comme celui de l’écologie. Au Moyen-Âge, il y a une sorte de respect au sens très général, que cela soit pour les femmes, pour la nature, pour les enfants et éventuellement pour les objets d’arts. Je vois un respect de la sagesse qui peut probablement nous aiguiller pour aujourd’hui. L’idée était aussi de ne pas montrer une histoire comme une ligne droite qui va de l’obscurantisme vers le progrès, car souvent, c’est plutôt à l’inverse du progrès, ce qu’on appelle la décadence. Comme je l’ai dit, l’Histoire fonctionne plutôt par cycles, avec des ruptures et des renaissances successives. Pour la question à la fois écologique et féministe, j’ai lu pas mal de trucs sur le fait qu’à la Préhistoire on était encore plus féministe qu’au Moyen-Âge, avec notamment le système de matriarcat, des femmes qui sont des chefs de familles et qui possèdent la terre, et qui ont en charge les enfants alors que l’homme n’a rien. Et bien sûr en terme d’écologie, ce ne sont pas des gens de la Préhistoire qui ont détruit la planète, ni ceux du Moyen-Âge d’ailleurs, mais plutôt ceux d’aujourd’hui ! (rires)

C’est vrai qu’on retrouve l’illustration du temps cyclique et non linéaire à la fin du film, à travers une séquence entièrement d’animation. Ce type d’esthétisme semble assez rare et innovant au sein d’un long-métrage.

Oui, je voulais tenter une séquence qui s’éloigne totalement du réalisme et qui serait fait uniquement de symboles, au même titre que sur les façades des cathédrales, on a des symboles à déchiffrer. L’art du Moyen-Âge ne sert pas seulement à décrire la réalité mais avant tout à saisir la réalité via des symboles et de voir qu’il y a du spirituel derrière les choses. C’était pour rendre hommage à cet aspect de l’art du Moyen-Âge. Pour revenir à ce que vous disiez, ce sont principalement des symboles du temps, pas forcément du Moyen-Âge, mais des symboles universels. Par exemple, il y a beaucoup de rosaces grecques (de la vieille Grèce archaïque), avec des symboles du temps, comme la roue, la fleur qui tourne, l’idée que les choses tournent.

Vous êtes l’auteur des dessins ou aviez-vous travaillé en étroite collaboration avec un dessinateur ?

C’est un dessinateur qui a fait ce générique, moi j’ai fait une sorte de story-board où j’ai dessiné et où je lui ai montré des photos et des images. Je l’ai « écrit » et c’est lui qui a tout fait en terme de réalisation.

La structure narrative du film se base sur une mise en abyme, celle du conte. Cette structure scénaristique s’est-elle imposée dès l’écriture, dès la genèse ?

Dès la genèse, il y avait plutôt l’idée d’un film à sketchs, pour raconter des anecdotes sur le féminisme et l’émancipation au Moyen-Âge. C’est en partie d’après un livre qui s’appelle La Femme au temps des cathédrales (N.D.L.R : de Régine Pernoud). L’aspect de la fable s’est rapidement mis en place et j’y ai rajouté notamment la légende d’Euphrosyne avec le miel de Lotus qui était là pour illustrer de manière ludique et poétique un épisode historique, qui semblait assez chiant au début, et qui était le concile d’Ephèse. C’est devenu un vrai petit conte pour le coup.

Chann Aglat dans Les Filles au Moyen-Age - Artisans du film (2016)

Chann Aglat dans Les Filles au Moyen-Age – © Artisans du film (2016)

Et comment le choix du noir et blanc est-il venu ? 

Dès le départ, ce choix a été pensé dans un but de simplification. Il y a beaucoup de dépouillement dans le film, dans l’idée de ne prendre que six acteurs et d’avoir des décors très simples, très pauvres, avec très peu de costumes qui ne sont pas du tout authentiques mais qui cherchent une simplicité. Le fait de ne montrer que deux couleurs simplifient beaucoup de chose et unifie l’ensemble du film.

D’ailleurs votre premier long métrage Artémis, cœur d’artichaut a aussi été tourné en noir et blanc ?

Oui, quasiment intégralement.

Vous avez co-écrit la musique originale du film, ce qui est intéressant c’est qu’elle mêle à la fois des instruments anciens et d’autres plus modernes et contemporains comme le synthétiseur. Pouvez-vous me parler un peu de vos intentions ?

On souhaitait aller à l’encontre d’une représentation authentique, historique. On ne voulait pas utiliser des musiques du Moyen-Age car elle n’est pas évidente pour un homme moderne, elle ne fonctionne pas du tout sur les mêmes concepts. La musique médiévale, autrement dit “modale”, c’est une musique qui donne l’impression de faire du sur place, elle tourne en rond parce qu’il n’y a qu’un seul accord, avec des variations… c’est parce qu’elle cherche à s’élever vers là-haut. Alors que notre musique contemporaine est horizontale, on a l’impression qu’elle avance droit devant, vous avez des successions d’accords qui sont différents. C’est difficile d’utiliser de la musique médiévale car on n’était pas du tout sur une représentation authentique des choses, mais sur une représentation décalée. Donc on a opté pour une musique plus moderne, notamment des synthétiseurs sur des séquences du Moyen-Âge et inversement, des violons sur des séquences contemporaines, mais pas tout le temps, il n’y a pas de règle précise. Il fallait qu’on montre bien que c’est un regard d’aujourd’hui, car je suis un réalisateur d’aujourd’hui. En ce qui concerne le film, il ne faut pas oublier que ce sont des enfants qui pensent au Moyen-Âge, ils arrivent à prendre ce qu’ils veulent de cette époque, et ils arrivent à projeter ce qu’ils font dans leur modernité, dans leurs personnages du Moyen-Âge. Il y a à la fois une sorte de grand écart et de synthèse entre le Moyen-Âge et le monde actuel, et cela se retrouve notamment dans la musique.

L'affiche de Les Filles au Moyen-Age - Artisans du film (2016)

L’affiche de Les Filles au Moyen-Age – © Artisans du film (2016)

Vous avez écrit, réalisé et produit Les Filles au Moyen-Âge, est-ce difficile de faire exister ce genre de proposition cinématographique, qui sort des sentiers battus du cinéma français ?

J’aurais du mal à réaliser un scénario que je n’ai pas écrit, en plus, j’aurais du mal à ne pas avoir un regard important sur la production même si je suis producteur malgré moi. C’est-à-dire que nous avons eu des problèmes de financements et que j’ai dû moi-même cofinancer le film, je suis devenu producteur. Sur Artémis, je savais dès le début que je serai le producteur car c’est un film qui n’a pas coûté grand-chose. Dans les deux cas, c’est une question de maîtrise et d’artisanat. On n’est pas du tout dans une industrie du cinéma où il y aurait des étapes successives, où des gens interviennent, s’en vont, laisse le bébé à d’autres et au final qui font un produit qui répond à certains critères, certains formats, certains publics etc. On est vraiment dans un film artisanal, que mon regard soit dans toutes les phases de la production du film me permet d’avoir une maîtrise que je n’aurais pas pu avoir si j’avais tourné cela dans le circuit conventionnel.

Est-ce que vous allez continuer à coproduire vos prochains films ?

Non, parce que plus cela va aller, plus les projets seront conséquents et chers. Et je ne peux pas assurer la production. Déjà là, je ne l’ai pas fait tout seul, il y a un producteur qui s’appelle Valéry Du Peloux qui m’aide.

Pouvez-vous nous dire quelques mots à propos de votre prochain film ?

C’est l’histoire d’un éleveur laitier en Normandie qui est en faillite dans les années quatre-vingt, où la crise sévit ; on se rend compte que les agriculteurs sont en difficulté depuis toujours, depuis le Moyen-Âge, j’ai envie de dire. Si je parle des années quatre-vingt, c’est parce que je les connais, ce sont les années de mon enfance, et les enfants de cet agriculteur sont les héros du film. C’est du point de vue de l’enfance que le film appréhendera la difficulté du père qui n’arrive pas à assurer la vente de son lait au sein du système libéral. Les années quatre-vingt sont libérales alors qu’on avait un président socialiste, et paradoxalement, c’est l’explosion des grandes surfaces, des villages et des campagnes. Vous avez une agriculture qui ne cesse de devenir intensive, chimique etc. Les agriculteurs traditionnels se sentent de plus en plus seuls, quelque-uns se suicident. C’est tellement humiliant pour eux. D’autant plus qu’ils constituent la base de la société : c’est eux qui nourrissent la population et là, on leur fait comprendre qu’ils ne nourrissent plus personne. On préfère importer des céréales produites par des pays où la main d’œuvre est moins chère etc. Je ne rentre pas dans les détails, mais ce sont des questions liées au capitalisme et au libéralisme, le tout appréhendé par trois enfants qui essayent de comprendre avec leur malice et leur intelligence enfantines. Les enfants ont souvent beaucoup plus de bon sens car ils n’ont pas encore subit toutes les contraintes et les formatages de la société. Ils ont une sincérité, une forme de pureté, ce qui est d’une certaine manière leur force. Je ne sais pas si l’idée du suicide est implicite, sous-jacente, si elle plane un peu comme un corbeau au-dessus du film, ou si je la montre frontalement. Je ne sais pas mais en tout cas, il y a l’idée de la mort qui guette. Et c’est un sujet actuel puisque vous le savez, en ce moment, c’est vraiment la misère des agriculteurs.

Propos recueillis par Lisha Pu

"Ethique est esthétique." Paul Vecchiali

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