CINÉMA

Lettre ouverte à André Bonnet

Après une énième action en justice de l’association Promouvoir, la Cour administrative d’appel de Paris a retiré son visa d’exploitation à La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche en décembre dernier. Bien que la Ministre de la Culture ait introduit un recours devant le Conseil d’État, cette décision d’appel porte un coup manifeste à la liberté d’expression cinématographique.

Vous vous êtes donné pour mission de défendre la dignité de la personne humaine et de protéger les mineurs, à travers la promotion des valeurs judéo-chrétiennes et de la famille, dont on comprend bien le nom de votre méphitique association que vous présidez depuis 1996. Vous vous êtes permis d’attaquer une horde d’œuvres cinématographiques sous couvert d’ordre public et de bonnes mœurs, vous qui demeurez confiné dans votre éthique moraliste obsolète. C’est sans vous rappeler que la notion d’ordre public est une notion contingente, nécessairement évolutive, qui doit s’adapter aux exigences sociales de notre temps. Car oui, votre activisme ne vise qu’à caviarder une liberté artistique si chère dans le contexte actuel, afin de préserver les consciences puritaines de vos semblables bien minoritaires à ce jour.

Après vous en être pris à Nymphomaniac de Lars von Trier, vous avez obtenu du tribunal administratif de Paris en juillet dernier que le film Love de Gaspard Noé soit interdit aux moins de 18 ans, et plus récemment de la Cour administrative d’appel de Paris de la perte de son visa d’exploitation pour La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, palmé à Cannes en 2013. Vous qui auriez tendance à qualifier de « pornographique » tout film représentant des scènes sexuelles un tant soit peu explicites, il est évident que l’amalgame est devenu votre fond de commerce dans votre croisade contre le cinéma non politiquement correct.

Inutile de vous remémorer que dans votre recours dirigé contre le film Baise-moi de Virginie Despentes, le Conseil d’État avait déjà précisé que « même s’il comporte des scènes de grande violence et des scènes de sexe non simulées un film ne revêt pas nécessairement, en raison de son thème et des conditions de sa mise en scène, le caractère d’un film pornographique ou d’incitation à la violence. La représentation de la violence et l’incitation à la violence doivent donc être considérées comme deux notions distinctes, mais, surtout, la présence d’une scène de sexe non simulée ne justifie pas, à elle seule, le classement d’un film dans la catégorie ” X “. »

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La vie d’Adèle de Abdellatif Kechiche – Droits réservés

S’il est certain que les critiques ont dénoncé le caractère gratuit des scènes de sexe de La Vie d’Adèle, jugées trop longues et déconnectées de la finalité du film – Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos évoquant même à ce titre des conditions de tournage « horribles » – il n’est nullement établi que le film revêt le caractère d’un film pornographique comme vous le soutenez, dans la mesure où les actes sexuels ne sont ni montrés en gros plan, ni destinés à stimuler quelconque libido. Si la surenchère visuelle est devenue un leitmotiv artistique et que le sexe et la violence sont devenus des sujets sans tabou au cinéma, il est nécessaire de vous rappeler que cette liberté a été le fruit d’un long combat, et que la victoire n’a été due que grâce à l’évolution des mœurs.

On se souvient de cette époque où la censure faisait rage quand Godard tournait Le petit soldat, dans lequel l’évocation de la situation en Algérie, la présentation d’un déserteur et la dénonciation de l’utilisation de la torture, et où Anna Karina comparait l’action de la France à celle des rebelles, avaient conduit à l’interdiction du film pendant trois ans, qui ne paraîtra qu’en 1963. Il faudra alors attendre la fin de la guerre d’Algérie pour que le cinéma puisse se reconstruire après des années de brimades.

Michel Subor et Anna Karina dans Le Petit Soldat

Michel Subor et Anna Karina dans Le Petit Soldat – Droits réservés

Le Conseil d’Etat l’aidera un peu dans cette quête de liberté, mais l’évolution des mœurs suffira à contenir les censeurs dans leurs pulsions artistiquement meurtrières. Dans un premier temps, par une dizaine d’arrêts rendus dans les années 50-60, le Conseil d’Etat a tenté de rendre plus clairs les critères de censure, considérant notamment que celle-ci devait être conditionnée par des « troubles matériels sérieux ». Mais ce n’est que par son arrêt d’assemblée du 24 janvier 1975 « Ministre de l’information contre Société Films Rome- Paris », qu’il annule la décision du ministre qui refusait le visa de contrôle à La Religieuse de Diderot de Rivette, consacrant ainsi la liberté d’expression cinématographique.

Maria Schneider et Marlon Brando dans la célèbre scène du Dernier Tango à Paris qui fit scandale

Maria Schneider et Marlon Brando dans la célèbre scène du Dernier Tango à Paris qui fit scandale – Droits réservés

Dans un second temps, la société française est marquée par un renouveau de fond qui se répercute nécessairement sur le cinéma. Les français aspirant à davantage de liberté et moins d’hypocrisie, les cinéastes vont pouvoir progresser honorablement vers la transgression. Dans un contexte de libération sexuelle inhérent à la société post-soixante-huitarde, c’est par le sexe qu’ils vont conquérir cette liberté d’expression, testant avec audace les limites de cette nouvelle tolérance. On pense au Dernier Tango à Paris de Bertolucci, ou à La Maman et la Putain d’Eustache.

La commission de censure, troublée et submergée, ne sait plus très bien qui couper et pourquoi. Suivant les promesses de campagne de Giscard d’Estaing, Michel Guy, alors ministre de la culture, décide de ne plus suivre systématiquement les recommandations préconisées par la commission. C’est notamment le film Emmanuelle qui fera l’objet de ce volontarisme et deviendra un véritable phénomène commercial et sociologique.

Sylvia Kristel dans le rôle d’Emmanuelle

Sylvia Kristel dans le rôle d’Emmanuelle – Droits réservés

En vous en prenant directement à cette liberté, l’aboutissement unique de votre entreprise sera de contrecarrer les réalisateurs dans leur réalisation artistique, qui, par peur d’un caviardage prochain du fait de votre activisme inconditionné, s’autocensureront pour ne pas avoir à subir le courroux de votre association obscurantiste, et ainsi se fondre dans la masse commerciale du politiquement correct.

Vous pourrez alors vous féliciter d’avoir été l’acteur auto légitimé d’un art transformé en industrie.

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