ART

La douce reproductibilité de « Seul celui qui connait le désir », Ragnar Kjartansson au Palais de Tokyo

L’artiste islandais Ragnar Kjartansson est accueilli pour la première fois en France au Palais de Tokyo pour présenter son exposition « Seul celui qui connaît le désir ». Tout en prenant une distance ironique sur son travail il se met en scène afin de déployer le motif de la répétition qui lui permet de questionner le monde occidental qu’il regarde de sa tour d’ivoire d’artiste islandais.
Qu’est ce que l’art contemporain ? Est-ce encore de l’art ? Pratique élitiste créant une fracture socio-culturelle ? Tentons avec le projet de Ragnar Kjartansson de tirer le portrait de l’art contemporain.

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Ragnar Kjartansson, Seul Celui qui Connaît le Désir, 2015. Vue de l’exposition « Seul Celui qui Connaît le Désir », Palais de Tokyo, Paris, 2015. Courtesy of the artist and Luhring Augustine (New York) ; I8 Gallery (Reykjavik). Photo : Aurélien Mole.

Dès 1955 les enjeux de l’art contemporain sont posés par Walter Benjamin qui voit dans  L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, l’avènement d’une nouvelle ère d’art manufacturé et reproductible pour la masse, tendu vers la déperdition de l’aura mystique de l’art où le mode de production l’emporte sur le produit. Cette reproductibilité bouleverse le rapport, la relation entre le spectateur et l’artiste. Du spectateur naît une incompréhension car il ne s’est jamais senti aussi proche de l’artiste, donnant ainsi naissance au rire ou au commentaire universel : « Ah ça j’aurais pu le faire ». Aussi, l’influence de l’artiste est décuplée (d’autant plus avec internet) ce qui favorise le développement d’un art socio-politique. Alors où se place Ragnar Kjartansson dans ce monde de l’art contemporain ?

S’il ne travaille pas la reproductibilité de l’art à proprement parler comme le Pop Art, il s’intéresse néanmoins à la répétition qu’il va déployer de diverses façons ; plus que la répétition c’est l’adaptation offrant une infime marge de changement qui l’intéresse. Ce changement que l’on va chercher tout au long de l’exposition. Le titre « Seul celui qui connaît le désir » provient de l’adaptation de Sinatra d’un texte de Goethe sur une musique de Tchaïkovski, dans lequel il inverse le désir et la solitude. Voilà, tout est là. Une infime erreur sur un disque qui tourne indéfiniment. Ce qui, dans un certain cas révèle l’absurdité d’un monde occidental répétitif et universel comme dans Scenes from western culture où des scènes quotidiennes, sans importance, sont répétées en boucle.

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Ragnar Kjartansson, Scenes From Western Culture, 2015. Commissionné par le Thyssen-Bornemisza Art Contemporary, Vienne. Vue de l’exposition « Seul Celui qui Connaît le Désir », Palais de Tokyo, Paris, 2015. Courtesy de l’artiste et Luhring Augustine (New York) ; I8 Gallery (Reykjavik). Photo : Aurélien Mole.

Il en est de même dans dans World Light, une adaptation décalée de l’épopée islandaise évoquant le tragique et romantique parcours d’un poète. Quatre chapitres, quatre tableaux, quatre écrans. Simultanément toute l’histoire nous est narrée et nous nous retrouvons submergés de sons et d’images. Mais là encore nous assistons à une « répétition » du film en devenir, les rires et les interruptions des acteurs et de l’artiste lui-même sont mis en scène dans un décor théâtral et symbolique. Nous assistons à la répétition d’une adaptation. De même dans Me and my mother où, à différentes périodes de sa vie mais à la même place, il se filme avec sa mère qui lui crache, pour de faux, dessus. Un tableau comme celui-là est absurde mais la répétition lui donne une autre valeur de rituel et de tableau de famille. La répétition ancre dans le réel, choque, amuse, mais ancre. C’est le nœud dramatique de l’inaction de la performance Bonjour dans laquelle deux acteurs se croisent dans un décor en se saluant, l’action se répétant indéfiniment. D’aucun dira qu’on peut y voir l’éternel retour nietzschéen.

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Me and my Mother, R.Kjartansson 2015

L’humour tient une place prépondérante dans ce projet, loin du rire gêné de incompréhension, on rit ici de l’absurdité du banal. Il faut noter la complicité de cette exposition, qui prend des formes multiples. Comme on l’a vu il se met en scène lui même, ce qui lui confère une relation de proximité entre lui, ses œuvres et le spectateur qu’il interpelle. Il tient à accompagner toutes ses œuvres, non pas d’une explication, mais d’une anecdote liée à la création, incluant le spectateur à son projet. Il existe aussi une complicité affective entre lui et sa famille. Si cette thématique avait fait l’objet d’une exposition à New York en 2010 Me, my mother, my father and I on y retrouve des traces ici aussi. Cela lui permet de se questionner sur son identité ; qui suis-je en tant qu’Homme, en tant qu’artiste ? Ce qui l’amène à affirmer son identité islandaise.

Partie prenante de cette identité on retrouve une douceur chromatique teintée d’aquarelle bleue grise, des cocons cosys dans lesquels on s’engouffre pour observer ses projections répétées. Mais cette identité s’ancre plus profondément dans ce qu’on pourrait appeler un ontologie islandaise. Comme l’artiste, il est retiré et porte un regard amusé sur le monde qu’il contemple. Il ne dénonce pas mais constate avec amusement un monde occidental absurde, en posant son regard qui s’attarde sur le quotidien en essayant de saisir la répétition du rien, le paroxysme du banal par exemple dans Scenes from western culture. L’ironie lui permet de prendre la distance nécessaire et de donner à son œuvre une légèreté, une harmonie aérée.

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