SOCIÉTÉ

Syrie – Bons baisers de Russie

Mise à jour de l’auteure : “Je précise : article écrit avant les tragiques attentats du 13 novembre. Les deux coalitions présentes sur le terrain que je décris dans cet article tendent désormais à fusionner au vu des événements récents, et l’EI ayant directement menacé Washington, les US vont probablement s’impliquer davantage également. Cela ne change en rien l’analyse : la Russie domine toujours le jeu et parvient même à son objectif de faire oublier le cas Assad aux démocraties occidentales.”


Fin septembre, les premières frappes russes ont fendu le ciel syrien, trois jours après l’annonce officielle des premiers raids aériens français. Le nombre de pays militairement impliqués dans le conflit s’élève désormais à 13 et le nombre de pays politiquement impliqués s’élève à bien plus encore. Ces chiffres confèrent au dossier syrien une dimension de plus en plus mondiale. Mais, loin de faire front commun, l’ensemble des forces en action sur le territoire se divise et, deux coalitions aux frontières de plus en plus nettes, s’esquissent : une coalition internationale, sous l’égide de Washington, qui a fait de la lutte contre l’État islamique son objectif principal, et une coalition pro-Assad emmenée par Vladimir Poutine. Qu’est-ce qui pousse Moscou, pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, à intervenir militairement hors de la sphère ex-soviétique, et quel rapport de force se dessine en Syrie ?

Les buts de guerre du Kremlin

Officiellement, Moscou s’est lancé dans une opération de « lutte contre le terrorisme international », comme l’a indiqué Vladimir Poutine dans un discours à la tribune des Nations Unies. Mais à regarder les cartes de frappes réalisées par l’Institute for the study of war américain, il apparaît depuis peu que ce sont des provinces où les forces gouvernementales combattent les rebelles et opposants modérés au régime qui sont davantage frappées par les touches russes, ce qui n’a pas manqué de déclencher l’ire de la coalition occidentale.

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Pourtant, à première vue la lutte contre Daesh affichée par Poutine est crédible : le Président russe cherche réellement à éviter le retour sur son sol de djihadistes tchétchènes partis combattre dans les rangs de l’EI. Mais fait-il de ce point une priorité ? Là est la question.

En effet, les cartes parlent d’elles-même : Vladimir Poutine aide Bachar El-Assad plus qu’il ne combat l’État islamique. Et ce n’est pas surprenant. La ligne défendue par Moscou a le mérite d’être claire depuis le début de la crise syrienne en 2011 : les nombreux vétos apposés au Conseil de sécurité de l’ONU ont traduit une volonté farouche de protéger l’allié syrien contre les tentatives d’actions occidentales. Effectivement, les relations commerciales vont bon train entre les deux pays : un accord d’armement a même été signé en 2012, concernant des livraisons d’armes et notamment d’avions au régime syrien. Et lorsque l’on sait que 10 % des exports de défense russe s’acheminent vers la Syrie, on comprend aisément que la Russie ne pourrait se permettre de perdre un tel client alors que la récession perdure à l’intérieur de ses frontières. Enfin, Bachar el-Assad représente, depuis les révolutions du printemps arabe qui ont fait tomber Hosni Moubarak et Kadhafi, le dernier allié russe dans un Proche-Orient largement sous influence américaine.

Poutine n’est également pas insensible à la question de l’accès à la méditerranée, préoccupation séculaire de l’Empire russe puis de l’URSS. L’installation navale de Tartous, seul point de ravitaillement de la marine russe en méditerranée lui est indispensable pour préserver la présence de la Russie dans ce carrefour maritime stratégique.

Finalement, ce que cherche Vladimir Poutine en Syrie est assez simple : défendre son client, protéger ses installations et asseoir sa place dans la région pour souligner le statut de grande puissance de la Russie. Une realpolitik simple et efficace, qui entre parfois en conflit avec la deuxième force en présence sur le terrain.

© Kirill Kudryavtsev/AFP

© Kirill Kudryavtsev/AFP


Des tensions Est/Ouest qui se cristallisent

Du côté de la coalition internationale, il y a une double ambition d’instaurer une transition démocratique en Syrie, qui passerait inévitablement par la défection de Bachar el-Assad, et d’empêcher l’expansion de l’État islamique pour l’annihiler ensuite. Le seul point incompatible avec les visées moscovites, c’est bien évidemment la désertion de Bachar el-Assad. Son sort divise et le manque de convergence face à la crise syrienne vient s’ajouter à une longue liste de désaccords russo-occidentaux.

Le territoire syrien, depuis l’entrée en scène de la Russie, est devenu le théâtre de la situation de « paix froide » qui caractérise les relations russo-occidentales aujourd’hui. Le New York Times va même jusqu’à se demander si la situation épineuse en Syrie ne s’achemine pas vers une guerre par procuration entre États-Unis (et Europe de surcroît) et Russie. Effectivement, depuis la crise ukrainienne et l’annexion illégale de la Crimée, des tensions sont palpables : sanctions économiques prises contre Moscou, embargo russe sur les produits alimentaires européens (qui est d’ailleurs toujours en vigueur et a même été réitéré), l’histoire de la fameuse liste noire de Poutine qui refuse l’entrée sur le territoire russe à des personnalités européennes etc.

Toutefois, pour répondre à la question du New York Times, il semblerait qu’il y ait une volonté d’éviter l’affrontement. Poutine préconise même à ce titre une « division du travail » pour empêcher une confrontation par inadvertance entre les deux armées : aux États-Unis l’Irak, et à la Russie la Syrie. Cela permettrait même de rentrer dans les règles du droit international, que Washington aurait bafoué selon la Russie, en s’ingérant dans les affaires syriennes sans demande expresse de Damas et sans passer par l’ONU. L’Irak avait en effet exprimé officiellement sa demande d’aide à Barack Obama.

On pourrait dire en toute objectivité que l’avantage stratégique revient à l’axe pro-Assad : la ligne suivie est claire depuis le début. Lorsque les occidentaux oscillent, la Russie et l’Iran interviennent et ont un plan. Ils n’hésitent pas à envoyer des effectifs militaires sur le terrain. Les États-Unis, conscients de leurs enlisements et échecs précédents dans les bourbiers afghans ou irakiens, s’étaient promis de quitter la région et de ne pas déployer de troupes au sol. Clairement, il n’y a pas de volonté politique américaine de s’impliquer davantage. Du côté européen, David Cameron a balayé le vote pour l’intervention en Syrie. La timidité de l’Occident sur la marche à suivre renverse le rapport de force en faveur de la coalition emmenée par Poutine.

En tout cas, la Russie tente aujourd’hui sa chance au Moyen-Orient, et s’insère ainsi dans cette région malmenée par les tergiversations occidentales depuis le siècle dernier. Un nouvel acteur extérieur s’invite dans la résolution d’un conflit proche-oriental et cela ne semble pour l’instant qu’enflammer davantage cette poudrière qu’est devenue la Syrie.

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