LITTÉRATURE

Fitz O’Brien, le Poe celtique

Sur l’étagère des auteurs méconnus se dresse la tranche d’un livre jauni interrogeant l’oeil du passant avec son titre intriguant : Qu’était-ce ?. Recueil de nouvelles de l’irlandais Fitz James O’Brien, il conte des histoires fantasmagoriques aussi terrifiantes qu’envoûtantes, histoires qui ont donné le surnom mérité du Poe celtique à son auteur.

Qui était Fitz James O’Brien ?

Né en 1828 à Cork, O’Brien fit des études de journalisme à Dublin avant d’oeuvrer à Londres, puis entreprit de créer son propre magazine littéraire à 21 ans, nommé The Parlour Magazine of the Literature of All Nations, après avoir perçu un héritage familial conséquent. Hélas, l’affaire périclite assez rapidement et Fitz se retrouve sans le sou. C’est à ce moment-ci qu’il décide de quitter l’Irlande pour s’expatrier à New-York, l’un des principaux centres névralgiques littéraires d’alors. Commence dans ce nouveau monde une vie de bohème favorisée par sa rencontre avec le journaliste et éditeur Henri Clapp, surnommé The King of Bohemian dont il devient l’un des favoris. De fait, Fitz fréquente et s’épanouit dans les milieux jugés révolutionnaires comme le Charles Pfaff’s beer cellar, traduisez en français “la cave à bière de Charles Pfaff”, qui était connue pour être le berceau des bohémiens du village de Greenwich. Fitz y fera toutes sortes de rencontres, allant de celles littéraires à celles scientifiques -le nom de l’endroit Pfaff étant lui-même un clin d’oeil à un célèbre mathématicien de l’époque- ce qui ne manquera pas d’influer sur les textes qu’il publie pendant neuf ans dans le magazine culturel, littéraire et politique nommé le Harper’s new monthly magazine. Ses contributions à ce papier sont de l’ordre de 31 nouvelles et de 32 poèmes. A noter qu’en parallèle, O’Brien écrit de même régulièrement pour de nombreux papiers, publiés ou non, dont l’Atlantic Monthly ou bien le Saturday Press dirigé par son ami Clapp et se voulant être une réponse au Monthly magazine.

Un auteur fortement engagé

Tout à cette frénésie littéraire, Fitz le bagarreur -il est en effet dit de lui qu’il n’hésitait pas à en venir aux poings lors des débats de lettres mouvementés- se sentit tellement impliqué dans la vie de cette Amérique en plein bouleversement, qu’il décida de s’engager dans la guerre de Sécession dès que le soulèvement civil intervint en 1861. Souhaitant être envoyé au front, il se retrouve néanmoins à un poste de recruteur et tout en accomplissant avec distinction son devoir, il profite de cette place relativement sûre pour écrire des vers patriotiques, ce qui lui vaudra d’être récompensé pour sa bravoure en 1862. Ironie du sort, c’est lors d’un déplacement vers un champ de bataille qu’il se fait tirer dessus par un soldat confédéré quelques jours après sa distinction. Fait étrange, cette blessure avait été prédite par O’Brien lui-même comme en témoigne l’une des lettres d’Albert R. Waud, l’un de ses compagnons d’armes, à William Winter, le biographe non-officiel du cercle Claff, relatant ce que lui aurait confié une nuit le Poe Celtique : « One night I rode with him to the camp […], where the evening passed pleasantly […]. Some one sang the song, from ‘Don Caesar de Bazan,’ then ‘Let me like a soldier die.‘  Next morning he (O’Brien) started, to join the General (Lander) at Harper’s Ferry. As we rode he kept repeating the words of the song ; said he appreciated it the more, as he had a presentiment that he should be shot, before long. He would not be rallied out of it, but remarked that he was content ; and, when we parted, said good-bye, as cheerfully as need be. »1. La prédiction accomplie, cette blessure non mortelle l’emportera néanmoins du fait des mauvais soins prodigués entrainant l’apparition du tétanos et conduisant O’Brien à une agonie d’environ deux mois. En ce sens, sa carrière littéraire fut relativement courte puisqu’il disparut à 34 ans sans avoir réellement publié de recueil de nouvelles ou bien de théâtre, genre auquel il s’est essayé avec succès avec des pièces telle que A Gentleman from Ireland et Sisters (1854).

Le recueil Qu’était-ce ?

Qu’était-ce ? est un recueil posthume de sept nouvelles choisies d’Obrien, paru en France en 1984 aux éditions du Terrain Vague.

Illustration de La Lentille de diamant par Morrey dans l'Atlantic Monthly

Illustration de La Lentille de diamant par Morrey dans l’Atlantic Monthly

Présentes en grande partie dans les colonnes de journaux, ces histoires traitent de faits étranges, quasiment surnaturels, que les héros tentent d’appréhender en usant de prime abord de leur raison avant de se rendre à l’évidence ; des mondes plus ou moins sensibles croisent leur simple réalité, rendant à cette dernière une profondeur insoupçonnée qu’ils se proposent conjointement d’explorer. C’est donc par la porte d’une maison hantée que commence l’incursion du lecteur dans ces univers, avec la nouvelle éponyme Qu’était-ce ?. La chasse aux fantômes espérée par les nouveaux occupants attirés par la renommée du lieu, laisse tout d’abord pantois, nul événement notable ne se produisant mais c’est ici que réside l’un des traits particuliers d’O’Brien, à savoir que sa plume installe progressivement la présence de l’autre, de ce qui n’est pas encore connu et ne le sera somme toute, jamais vraiment. Ce fantôme, cet invisible évoqué avant même de paraître, ne se fait sensible que par le sens du toucher. Invisible donc mais pas impalpable. C’est ce qui amène le narrateur, un locataire, à lutter une nuit entière avec ce drôle d’être et l’ayant immobilisé, à émettre l’idée de faire un moulage de ce corps étrange, froid et transparent. Ici réside déjà le caractère novateur d’O’Brien puisque jamais un être invisible n’avait encore pris place en littérature ; de même, le surnaturel n’avait pas encore été traité sous le jour d’expériences scientifiques. Ce caractère érudit se retrouve dans une seconde nouvelle, La Lentille de diamant2, mettant en scène les recherches d’un étudiant passionné par les mondes microscopiques et finissant par se perdre en l’un d’eux après avoir ciselé une lentille de microscope parfaite, toute en diamant3 qui lui permet de pénétrer les molécules mêmes d’une goutte d’eau où réside un monde idéal abritant la plus belle femme que l’étudiant ait jamais vu. Mais hélas, la mort sanctionne toujours les objets de désir et d’intérêt des héros, à l’image de cette femme éphémère nommée Animula qui succombe au fur et à mesure que la goutte s’évapore sur la plaquette d’observation, ou bien cet être invisible, ligoté et soumis à l’étude qui finit par mourir de faim. Ne restent vivants que les héros, généralement narrateurs des intrigues, après ces développements étranges. Les êtres ainsi touchés par ces influx extérieurs vécus comme des révélations incomplètes, deviennent alors incompris et maudits, considérés comme fous par ceux qui les entourent.

Parc de Versailles, bosquet de l'Encelade. Encelade écrasé sous les rochers et se transformant en l'Etna. plomb doré de Gaspar Marsy, photo par Coyau

Parc de Versailles, bosquet de l’Encelade. Encelade écrasé sous les rochers et se transformant en l’Etna. plomb doré de Gaspar Marsy, photo par Coyau

 En regard de ces intériorités profondément marquées par l’étrange, réside néanmoins d’autres personnages, tout aussi méprisés par le monde. L’un d’eux est le bohémien, figure à laquelle s’identifie pleinement l’auteur. Présent dans Le Forgeur de Merveilles, Le Bohémien et La Chambre perdue, il endosse tour à tour le rôle de ravisseur d’enfant, de meurtrier latent, mais aussi celui de tentateur diabolique et de maître de royaumes enchantés. Se mêlent ici l’imaginaire de la magie noire à celui du nomade énigmatique, sur lequel revient d’ailleurs O’Brien dans son poème The enchanted Titan où il compare le bohémien à Encelade : «  I lay upon the earth, a captured giant !  »4. Entité primordiale de sa cosmogonie, cette figure introduite dans Le Forgeur de Merveilles est un clin d’œil certain au lecteur avisé qui reconnaîtra des éléments du roman Notre-Dame de Paris (1831) d’Hugo5. D’autres personnages comme les diseuses de bonne aventure, les spirites et les artistes maudits accompagnent cette joyeuse assemblée où se comptent encore bien des références littéraires et mythologiques. La nouvelle Médée ne transcrit-elle pas la transformation d’une femme simple et douce en une tueuse d’enfants comme le fut Médée elle-même, rendue folle par la jalousie ? Guidant sournoisement ces instincts noirs et pluriels qui se débattent en chacun des personnages, la drogue apparaît de même comme le révélateur des pulsions profondes et trouve une place de choix dans ces univers étranges, comme un moyen peut-être de quitter le simple monde pour le grand délire, le surnaturel. S’en viennent enfin dans ces tableaux obscurs, le couple récurrent de l’homme soldat -qui fascinait O’Brien depuis l’enfance- et de la femme maladive et spectrale, réceptacle de forces démoniaques, qui toujours la poussent à osciller entre les mondes. Inspiré sans nul doute par Edgar Allan Poe œuvrant à la même époque en Amérique, cette vision de la femme épouse l’esthétique romantique noire qui berçait l’imaginaire d’O’Brien, ce soldat des lettres tombé si tôt sous le feu d’un monde par trop simple.

Trop peu traduites en français, les productions d’O’Brien gardent encore bien des secrets pour qui les ressort de l’ombre, mais ces pièces valent la peine de s’y attarder, car elles recèlent encore bien des richesses, qu’un article plus long ne saurait dévoiler tout à fait. Je vous invite donc, si cette plume vous intéresse, à consulter en ligne une sélection de ses écrits dans le recueil The Poems and stories of Fitz James O’Brien constitué par William Winter en 1881.

Composition du recueil Qu’était-ce ? : Qu’était-ce ? – Médée – La Chambre perdue – La Lentille de diamant – Le Forgeur de merveilles – Le Bohémien – Le pot de tulipes.


  1. WINTER William. Old Friends ; Being Literary Recollections of Other Days. New York : Moffat, Yard and Company, 1909.
  2. Cette nouvelle qui révéla O’Brien vit sa paternité remise en cause par Thomas Guner, clamant à qui voulait l’entendre qu’il s’agissait d’une nouvelle d’un des membres du cercle Pfaff qui venait de rendre l’âme et auquel O’Brien aurait subtilisé discrètement ce chef-d’œuvre. Cette accusation fut très vite démentie par William Winter, devant lequel O’Brien avait composé ladite nouvelle. En effet, O’Brien écrivait la plupart de ses productions chez ses amis qui logeaient le plus souvent le brillant vagabond qu’il était.
  3. Le diamant (du latin adamas = invincible), en sus de sa résistance, possède l’indice de plus élevé de réflexion, ce qui logiquement en fait la gemme parfaite pour grossir au maximum les images, tout en sachant qu’au XIXe siècle, les microscopes étaient encore inexacts, laissant passer des aberrations chromatiques (image floue et irisée). Le diamant pur, incolore, était censé être une pierre achromatique et ne pas produire ce genre de désagrément.
  4. The enchanted Titan : O’Brien compare le bohémien au titan Encelade qui fut emprisonné sous terre par Athéna (actuelle Sicile) lors de la grande guerre de la Gigantomachie (Zeus voulait se débarrasser des titans pour laisser place aux dieux de l’Olympe).
  5. Dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, Esméralda a été enlevée par des bohémiennes égyptiennes et joue du tambourin accompagnée de sa chèvre Djali pour survivre. Ici, Zoléna a été enlevée par un bohémien égyptien et mendie de même en jouant de l’accordéon avec un singe prénommé Falbala. Ces deux jeunes femmes sont d’ailleurs courtisées par des bossus, Quasimodo pour l’une, Solon pour l’autre.
Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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