CINÉMA

“Les Mille et une nuits de Miguel Gomes : en attendant la fin de l’histoire”

Au festival de Cannes cette année s’est opérée de manière inconsciente une passation de pouvoir pour le cinéma portugais : alors qu’on découvrait pour la première fois en France le film-testament qu’avait laissé Manoel de Oliveira avant de mourir, les cinéphiles se réjouissaient du génie du nouveau chef d’œuvre de Miguel Gomes. Les trois volumes des Milles et une nuits se révèlent être à la hauteur du projet initial de son auteur et ne doivent pas passer inaperçu au sein du paysage désertique du cinéma portugais.

Sans pour autant vous pousser à assassiner vos épouses, Les Milles et une nuits vont vous placer à la place de l’agressif sultan qui sert de mari à Schéhérazade le temps que cette dernière vous raconte ses différentes histoires. L’important dossier consacré au projet de film-monde de Miguel Gomes par les Cahiers du cinéma ainsi que le titre “Le vide politique du cinéma français” du numéro de septembre peuvent faire rougir les cinéphiles engagés de l’hexagone : faut-il que le pays connaisse la crise pour qu’on commence à parler du peuple ? Si le cinéma français est réputé pour être “social” notamment à travers ses thèmes (cf. le dernier festival de Cannes : un adolescent difficile face à la justice, un homme contraint de devenir un vilain homme de sécurité dans un supermarché), il semble qu’il ait bien du mal à rendre service à la société…

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Heureusement, un souffle populaire est venu du Portugal, entraîné par un réalisateur qui défend que le personnage principal de son film, “c’est le peuple”. Face à la suprématie de l’individu, voilà la reconsidération du groupe, de la classe sociale prise dans son intégrité et avec sincérité. L’objectif de Miguel Gomes n’était pas atteint d’avance et l’un des principaux risques lorsque l’on essaye de faire du cinéma engagé c’est d’ennuyer le spectateur. Les italiens du néo-réalisme l’avaient bien compris, et c’est d’autant plus précieux face au public d’aujourd’hui : peu importe ce dont on veut parler, pour obtenir l’attention, il faut raconter des histoires ! Recouverts d’innocence, les différents contes de Schéhérazade dressent le portrait d’une réalité bien triste dont personne n’aurait voulu entendre parler durant 6 heures sans qu’un cinéaste y ajoute une importante dose de rêve et d’espoir.

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C’est dans ce cadre là que s’est créé un film à cheval entre la fiction et le documentaire, en effet, c’est le mélange entre la volonté de réinventer le réel et le lien direct avec un événement daté (la crise économique portugaise de 2013) qui fait la force du projet. Les trois volumes peuvent se regarder séparément, dans l’ordre comme dans le désordre : ils se construisent comme une suite de nouvelles à la durée irrégulière, tantôt comique, tantôt tragique mais toujours pleines de malice et d’images nouvelles qui stimuleront votre imaginaire.

Vous vous en doutez, lorsqu’on construit un film aussi long que celui-ci à partir d’une suite de nouvelles on peut se demander comment elles vont former un ensemble cohérent. A la fin de chaque volume, les ruptures assez nettes entre les différents contes peuvent faire que l’on a l’impression d’avoir vu plusieurs courts-métrages ce qui est assez particulier (sans être désagréable) mais la cohérence formelle et les analogies visuelles tiennent l’ensemble comme celui de la longue réflexion d’un portugais attentif à la situation de son pays.

Si la critique s’accorde sur le fait que le premier volume est le moins convaincant des trois, ses imperfections sont la preuve de la complexité du projet de Miguel Gomes : comment débuter un film qui a pour intention de soulever toute la misère du peuple portugais en défiant la limite qui sépare la fiction de la réalité ?

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Le film a pour mérite de mettre en place un nouveau système de signes qui prend forme au cours de la première heure et de nous avertir de l’attention particulière qu’il nous demande : toutes les images fictives que vous allez voir sont l’image d’un fait réel mais aussi le souvenir du conte précédent. Ainsi un jeu de miroir entre les différentes images du film et la réalité se met en place et va “revaloriser l’image” en lui rendant sa capacité à faire sens d’elle-même, en conférant à chacun de ses éléments aussi bien une valeur directe (indicielle) qu’une valeur référentielle. Par exemple, la disparition du réalisateur lui-même et l’angoisse de ses techniciens vis-à-vis de leur salaire est la même que celle des ouvriers du chantier naval qui se retrouvent sans employeur mais c’est aussi une mise en scène qui doit soulever la question “qu’est-ce que cela signifie que de commencer un film par la disparition de son auteur ?”.

Malgré l’humour de certaines des nouvelles (notamment la première, “Les hommes qui bandent”, qui se moque de l’égoïsme des hommes politiques) on ressent une certaine tristesse de la part de Miguel Gomes, une inquiétude face à laquelle les histoires fictives ne parviennent à nous divertir que temporairement. On passe du rire aux larmes, puis on rigole à nouveau, parmi les Mille et une nuit il n’y en a pas deux qui se ressemblent et c’est l’un des autres points forts du film. Si on entend se plaindre que tous les films qui sortent se ressemblent et que leurs images ne sont qu’une version recyclée du précédent, ici ce n’est pas le cas. Miguel Gomes a su diversifier les ambiances, les paysages, les couleurs et les tonalités de manière à ce que chaque volume forme un patchwork de différentes variations sur un même thème : la vie du peuple.

Chacun des contes mériteraient qu’on s’y attarde, mais j’espère que la simple idée de vous plonger dans ce long périple que forment Les Mille et une nuits et de partager les joies et les peurs de tout un pays saura vous convaincre d’aller au cinéma.

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