A l’heure où il semble que la laïcité divise plus qu’elle ne rassemble -on pense par exemple à la récente polémique sur la jupe sujette à la controverse et à la discorde-, le débat sur la laïcité prend de l’ampleur et les divergentes définitions de cette idée faussent, souvent, nos représentations. Après tout l’on est en droit de s’interroger simplement : qu’est-ce que la laïcité ? Quelle est la réalité de cette notion, de ce concept, de ce mot que tout le monde a dans la bouche ? Pour tenter d’éclaircir le sujet, Maze s’est entretenu avec Camille Tarot, sociologue des religions et professeur émérite de l’université de Caen, membre du Centre d’Etudes et de Recherche sur les Risques et la vulnérabilité, qui a en outre contribué à fonder Démosthène, un espace de réflexions citoyennes et de débats sur des thèmes de société. Rencontre.
Avant toute chose, pouvons-nous nous attacher à définir cette science qu’est la sociologie et votre rôle de sociologue des religions ?
C’est une vaste question. La sociologie est une partie des sciences sociales qui en comportent beaucoup d’autres : les sciences économiques, la démographie, l’ethnologie, l’histoire. L’idée de la sociologie c’est d’étudier les phénomènes collectifs dans leur contexte, il s’agit de les décrire et d’essayer de les expliquer. Dans la mesure où la sociologie se veut être une discipline scientifique, il faut que celle-ci soit actiologiquement neutre : c’est-à-dire qu’elle met entre parenthèses les valeurs du chercheur ; en particulier celles qui tiennent de sa propre inscription sociale pour éviter un risque d’ethnocentrisme, pour ne pas biaiser le jugement par des préférences idéologiques, des préférences de partis, des préférences politiques, des préférences religieuses, des préférences ethniques… Mais la sociologie est dans une position délicate dans ce sens que beaucoup de chercheurs ont des convictions et les défendent dans leur travail ; je pense qu’il est important de ne pas mélanger les deux : il s’agit de dire quand on parle en tant que citoyen et de dire quand on parle en tant que sociologue. Mais tout le monde n’a pas la même position sur ce problème.
Depuis les attentats du 7 janvier à Charlie Hebdo et les rassemblements du 11 janvier, la notion de laïcité fait couler beaucoup d’encre. Peut-on clairement définir ce concept ?
Il n’y a pas de définition unique, il y a plusieurs laïcités qui se sont inventées au cours des siècles. D’ailleurs Jean Baubérot, le meilleur sociologue de la laïcité, distingue dans son dernier ouvrage sept laïcités françaises. C’est-à-dire, qu’au cours de l’Histoire, il y a eu plusieurs conflits entre des pouvoirs politiques ou des groupes sociaux avec des autorités religieuses. Par exemple il y a eu plusieurs conflits entre le roi et le pape : ça a donné lieu à ce que certains appellent une laïcité de type gallican. Aujourd’hui ce n’est plus un problème, mais ça l’a été à une certaine époque. Désormais quand on parle de laïcité on pense surtout à la loi de 1905, c’est à dire à la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; mais ce n’est pas non plus toute la laïcité.
En quoi ce concept est fondamental pour la République française ?
Je ne sais pas si la laïcité est fondamentale pour la République parce que la Première République n’était sans doute pas laïque au sens actuel de la laïcité. En revanche cette notion est devenue de plus en plus fondamentale au cours du XXème siècle. La laïcité comme séparation de l’Église et de l’État à été acquise en 1905, mais le mot de « république laïque » n’est rentré dans la constitution qu’en 1946. Aujourd’hui, du fait des débats qui traversent la société française d’une part, et d’autre part du fait de la mondialisation, le problème de la laïcité à repris une actualité que personne ne prévoyait il y a quelque années.
Comment caractériser le débat actuel sur la laïcité ?
Il y a aujourd’hui en France un débat entre trois formes de laïcités qui paraissent les plus importantes. Il y a une laïcité de type libéral qui est inscrite dans la loi de 1905 et qui garantit, premièrement, la séparation de l’Église et de l’État, deuxièmement la liberté de culte, et troisièmement un traitement égal pour toutes les religions. La liberté et l’égalité sont garanties par les pouvoirs de la République pour les cultes quels qu’ils soient dès lors qu’ils acceptent les conditions de la paix commune. Alors cette conception libérale de la laïcité, de nos jours, est en partie contestée par une conception beaucoup plus polémique qui se revendique de la laïcité mais qui désigne l’islam comme étant une menace pour la République. Cette position a certains appuis dans la mouvance de l’extrême-droite, incarnée par le Front National, et dans certaines couches de l’opinion qui voient dans les musulmans un ennemi. Le débat, c’est que cette laïcité là n’est pas du tout libérale et elle contredit le principe édicté dans la loi. Le risque, c’est un glissement vers une conception autoritaire et même xénophobe de la laïcité qui désigne l’islam comme la menace. Évidemment, c’est très facile, après des événements comme ceux du 7 janvier, parce qu’il y a des extrémistes islamistes, de dire que c’est l’islam qui est la cause de tous les maux. Or ceci est parfaitement excessif pour la simple raison que tous les musulmans ne se reconnaissent pas dans des actes de cette nature.
Peut-on alors parler d’une vision populiste de la laïcité ?
Complètement, c’est une récupération de la laïcité d’inspiration populiste qui spécule sur des peurs collectives, qui a des effets médiatiques et désigne un ennemi public.
Cette « mise à l’écart » est-elle vécue par tous les musulmans ?
En effet, le risque de cette conception populiste, c’est de mettre tous les musulmans dans le même sac. Ce qui évidemment est une injustice : beaucoup de musulmans n’en demandent pas tant, souhaitent que l’on parle beaucoup moins d’eux ; tous n’ont pas des sympathies, avouées ou cachées, pour des gens qui vous fusillent dans un bureau.
Que pensez-vous du livre d’Emmanuel Todd ?
Ah ! Je vais vous décevoir, je n’ai pas encore eu le temps de le lire, alors je ne vais pas vous parler d’un livre que je n’ai pas lu. Je sais bien entendu ce qu’il se dit dans les journaux, mais comme je ne l’ai pas lu, je n’en dirai rien.
Alors, plus généralement, que dire des nombreuses polémiques au sujet de la laïcité, sont-elles utiles au débat ?
On ne peut pas empêcher les polémiques. Dès lors que l’on accepte la liberté de la presse, la liberté d’expression, on a des polémiques. Et puis si il n’y a pas de liberté de la presse il y a toujours des polémiques entre les intellectuels, dans les familles lors des repas, parler de politique ou de religion ça devient souvent polémique. Il ne faut pas avoir peur des polémiques en revanche elles ne sont pas forcément toutes utiles mais il faut accepter que les gens discutent et moi-même je suis partisan du débat. Toutefois on peut regretter certaines polémiques qui sont mal engagées.
Que dire du rôle des médias en matière de laïcité ?
On ne peut pas accuser globalement les médias de nous conforter dans la vision extrémiste de la laïcité, ce serait excessif parce que les médias reflètent assez bien la diversité de l’opinion. Enfin c’est surtout vrai de la presse écrite qui est quand même la plus diverse. Je suis plus critique vis-à-vis des médias audiovisuels qui souvent sont plus rapides. La télévision, ou certaines radios, montent un peu vite au crénau, à mon avis. Je pense que la presse écrite est plus réfléchie, un peu plus distanciée et par conséquent reflète mieux la diversité de l’opinion ; les médias audiovisuels sont parfois un peu trop engagés dans leurs discours, mais c’est une opinion personnelle.
Au même titre que les laïcités, les religions sont plurielles tant par leur nombre que par leur divisions internes ; l’unité religieuse est-elle alors condition de la cohésion sociale ?
On ne peut pas plus souhaiter une unité religieuse qu’une unité politique. On est dans des sociétés pluralistes où l’on ne peut pas demander que les gens aient la même opinion en matière de religion, de politique, d’économie, ou encore de syndicalisme ou de morale. On vit dans des sociétés irrémédiablement plurielles. Le problème n’est pas de supprimer le pluralisme ou de le réduire, ou de l’interdire, ou de le contraindre au silence ; c’est de permettre une coexistence pacifique des opinions plurielles et c’est là que la laïcité est importante : elle n’est qu’une condition de la coexistence. C’est-à-dire que l’État, qui est responsable de l’ordre et de la paix publique, renonce à imposer une restriction au pluralisme politique et religieux au nom de l’ordre public en demandant aux citoyens de discuter entre eux et de vivre en respectant précisément les règles de ce pluralisme.
Alors il y a-t-il un problème religieux en France ?
Oui, il y a beaucoup de problèmes religieux en France, pas un seul. En ce sens que les questions religieuses se posent à toutes les époques, se posent à tout le monde, car elles sont notamment liées au sens de la vie. Les religions ont un impact inévitable sur la vie politique et sociale : on ne connaît pas d’exemple de société sans religion. Ainsi il y a toujours des problèmes religieux comme il y a toujours des problèmes politiques ou des problèmes moraux. Il s’agit tout le temps de savoir ce que l’on peut faire et ne pas faire, par exemple : est-ce qu’il faut cultiver des OGM ou non, c’est un problème politique posé par l’évolution technologique. Alors pour les problèmes religieux c’est la même chose il y en aura toujours. Ce qu’il faut éviter ce sont les blocages religieux, ça c’est différent. Un blocage c’est quand il y a deux groupes, deux religions, ou un groupe l’un religieux, et un autre anti-religieux qui en viennent à des attitudes de conflits ouverts.
Le religieux est-il instrumentalisé par le politique ?
C’est toujours la tentation, peut-être qu’aujourd’hui on parle trop de la laïcité et des problèmes religieux alors que l’on arrive pas à résoudre le problème du chômage, ou des problèmes plus techniques comme ceux de l’économie par exemple. C’est assez facile de revenir à ces débats là parce qu’ils sont idéologiques et en France on adore les débats idéologiques ; de trop.
Plus largement, y a-t-il des initiatives à valoriser, des représentations et des préjugés à défaire pour tendre vers un vivre ensemble plus respectueux de la diversité qui constitue la République Française ?
Ce ne sont pas tant des préjugés que de l’ignorance. Peut-être quelque chose de plus grave que les préjugés, une ou deux idées toutes faites qui sont généralement fausses. En effet il y une enorme ignorance aussi bien d’ailleurs de notre histoire politique, l’histoire de la laïcité, que de l’histoire religieuse.
Alors à l’heure de la réforme des collèges initiée par Najat Vallaud-Belkacem, de quelle(s) manière(s) peut-on considérer le rôle de l’éducation nationale dans l’enseignement de la laïcité et des religions ?
C’est une très vaste question sur laquelle j’ai quelques opinions, mais je ne voudrai pas aller trop vite parce que je pense que c’est un problème de très long terme. Je ne sais pas du tout ce que va donner cette réforme très disputée et très discutée ; je ne sais pas si elle va faire l’unanimité, si les gens vont vraiment s’y rallier. Mais je crois qu’il y a un vrai problème, non seulement dans l’enseignement de la laïcité que dans l’enseignement des religions. Il y a encore un travail de long terme qui reste à faire, et qui n’a pas du tout été fait en France. Voici ma position, et je me réserve pour y revenir dans les années qui viennent. Je travaille actuellement sur le sujet, et il n’est pas simple du tout : on hérite de certaines traditions qui sont intéressantes et importantes, mais je crois qu’il y a vraiment une nécessité de remettre la question de l’éducation sur le tapis. En effet, je crois que l’on a pas été formé à cette culture du dialogue qu’il faudrait, à mon avis, promouvoir entre les religions et entre les laïcités et les religions. On sort d’une période de combats et beaucoup de gens souhaitent au fond d’eux-mêmes revenir à des positions de combats, soit par effet de simplification, soit pour des motifs politiques : comme il y a une crise très forte des identités politiques, beaucoup croient que si l’on agite les questions religieuses et les questions de laïcité on va pouvoir refabriquer des identités politiques à gauche ou à droite, mais des identités politiques fortes. C’est une illusion dangereuse.
Que reste-il de la loi de 1905 (ndlr : loi de séparation des églises et de l’État) ?
Elle fait son chemin, elle est communément admise. Ce que certains appellent la « nouvelle laïcité », disons-le, une laïcité de combat contre l’islam, ne remet pas en cause la loi de 1905 ; elle remet en cause l’interprétation libérale de la loi de 1905, c’est plus subtil et d’une certaine façon plus pervers : aujourd’hui en France on se bat contre son interprétation, c’est-à-dire des conséquences de celle-ci, ce qui pose la question de l’esprit véritable de la loi.