L’opération portait le nom d’un joli papillon africain, un insecte éphémère et « politiquement correct » pour reprendre les termes de Jean-Vincent Brisset, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques. Pourtant, de politiquement correct, l’intervention de l’armée française en Centrafrique n’en a eu que le nom. Le 29 avril dernier, le journal britannique The Guardian révélait que des abus sexuels auraient été commis par des militaires français sur de jeunes enfants de Bangui. La source ? Un rapport confidentiel de l’ONU. La taupe ? Anders Kompass, directeur des opérations de terrain au Haut-Commissariat des Nations Unies pour les droits de l’Homme. Au moment où François Hollande annonce une rallonge du budget de la Défense, l’information jette un pavé dans la mare. Ce dossier abject aurait d’ailleurs pu se borner aux frontières françaises et rester à la charge « implacable » de notre Président. Mais ces révélations, en provoquant la répulsion de la communauté internationale, ont réveillé de vieux démons, ceux d’une institution vulnérable aux scandales.
L’armée, une institution fragilisée
A maintes reprises depuis la publication de ces révélations, l’ONU s’est vue accusée d’avoir étouffé l’affaire par peur de voir ressurgir d’anciens dossiers mettant en cause ses casques bleus. Ces allégations ont été jugées « offensantes » par les Nations Unies, qui se sont défendues de suivre les procédures habituelles consistant à ne pas divulguer les informations au grand public pour les besoins de l’enquête. Il n’en demeure toutefois pas moins que la force de déploiement onusienne a un passif peu glorieux en termes de déviances sexuelles. En 2010, Wikileaks révèle les rapports sexuels monnayant nourriture de jeunes filles ivoiriennes avec des soldats de la force militaire des Nations Unies, un cas très similaire à l’affaire des soldats français en Centrafrique. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, les casques bleus étant fréquemment incriminés pour des abus sexuels lors d’opérations de maintien de la paix.
Bien que les missions de paix se déroulent davantage au contact de la population civile, ce qui accroît les risques de ce type de déviance, les scandales touchent tout aussi bien des militaires en mission de guerre. Un exemple des plus atterrants est le scandale de la prison irakienne d’Abou Ghraib. Médiatisé en 2003 par Amnesty International, il fait état d’une violation des droits de l’Homme manifeste. Les conditions de détention au sein de la prison administrée par l’armée américaine y étaient atroces. Les prisonniers subissaient quotidiennement humiliations, tortures et abus : tenus en laisse, empilés comme des objets, privés de sommeil, violés avec du fil barbelé… La cruauté de ces actes a laissé des traces indélébiles au Moyen-Orient et a considérablement terni l’image des GI américains.
On se souvient également de cette vidéo virale qui montrait quatre militaires américains hilares urinant sur des cadavres mutilés d’insurgés talibans. Cette profanation des corps s’oppose totalement aux règles posées par la convention de Genève. Pourquoi des militaires façonnés par la discipline drastique de l’armée sombrent-ils dans la barbarie ?
L’effet Lucifer : Comment devient-on un bourreau ?
Cette expression désigne le sadisme dont tout homme est capable dans des circonstances bien précises. L’idée d’un « effet Lucifer » est née d’une étude de psychologie américaine menée en 1971, l’expérience de Stanford. Des étudiants, choisis pour leur stabilité et maturité, mimaient une situation carcérale, certains dans la peau de gardiens, d’autres dans celle de prisonniers. Ces rôles étaient distribués tout à fait aléatoirement, sans lien avec une quelconque prédisposition physique ou mentale des individus. L’expérience a dépassé les résultats escomptés : les geôliers ont développé des comportements sadiques psychologiquement dangereux, et les prisonniers des traumatismes émotionnels qui ont conduit à l’arrêt de l’expérience bien avant le terme prévu.
S’est alors posée une question : comment le quidam ordinaire devient un tortionnaire auquel le sens moral échappe ? Patrick Clervoy, médecin psychiatre des armées, affirme que tout homme est capable des pires barbaries dans certaines circonstances : immergé dans l’horreur de la guerre, un homme peut perdre ses repères moraux et être lui-même happé par l’horreur. Il devient difficile de distinguer le bien du mal. Patrick Clervoy parle de « tâche aveugle » de notre conscience. Le psychiatre va plus loin en introduisant le concept de « plaisir » dans la définition du complexe Lucifer : l’Homme sous l’emprise de cet effet se délecte du supplice qu’il inflige à son semblable.
L’expérience de Stanford a été transposée au domaine militaire : un parallèle a notamment été fait avec le scandale d’Abou Ghraib qui présentait des similitudes frappantes. Il en ressort que c’est la situation plutôt que la personnalité des individus concernés qui les conduit à adopter un comportement parfois antagoniste aux valeurs morales dont ils se réclament. Dans le cas de telles affaires, l’effet de groupe joue également un rôle important : un individu leader déviant entraîne d’autres individus plus fragiles dans son crime. Toujours est-il que ce mécanisme psychologique ne constitue pas une immunité pour le militaire qui doit répondre de ses actes devant la justice.
Quelles suites judiciaires pour les militaires de Sangaris ?
L’enquête préliminaire consiste tout d’abord à déterminer si les allégations d’abus sexuels sur des enfants du camp de réfugiés de M’Poko sont avérées ou non. Elle est menée conjointement par l’armée française, le parquet de Paris et depuis peu par la Centrafrique dont les accords avec la France prévoient que les deux pays mènent les investigations ensemble. Depuis la suppression du Tribunal aux armées de Paris en 2012, les militaires sont des justiciables comme les autres, et les faits de « viol sur mineur de moins de quinze ans » qui leur sont reprochés constituent un crime passible de vingt ans d’emprisonnement.
A l’heure actuelle, les investigations se heurtent à quelques difficultés : les témoignages dont fait état le rapport de l’ONU, bien que jugés crédibles, restent imprécis et les enfants victimes difficiles à retrouver. De plus, les éventuels responsables n’ont pas encore été clairement identifiés. Néanmoins, le ministre de la Défense a assuré que les sanctions prononcées en cas de vérification des faits seront fermes.
Que risquent donc les militaires français ? Si l’on se base sur de précédentes affaires d’abus sexuels en milieu militaire, notamment sur le cas ivoirien assez similaire qui concernait des viols de mineures par des casques bleus, les sanctions s’étendent du licenciement pour faute, à la radiation de l’armée jusqu’à des peines d’emprisonnement variables. Dans tous les cas, « la Grande Muette » devra passer outre son surnom et sortir du silence accablant dans lequel elle s’est plongée depuis la médiatisation du rapport pour s’expliquer devant les juges.