SOCIÉTÉ

« On ne demande pas à un loup qui a faim de veiller sur le troupeau de moutons »

Muhammadou Buhari est élu, le 28 mars dernier, président du Nigeria. L’ancien tyran a changé de monture, son cheval de bataille se veut désormais démocratique. Goodluck Jonathan, président sortant, est bon perdant – il n’y aura pas de fusillades. Il reconnaît sa défaite et laisse derrière lui un pays meurtri. Cette élection pacifique, malgré des dysfonctionnements, est largement plébiscitée : elle traduit les angoisses et les aspirations d’une nation ensanglantée par les fous de dieu, minée par une économie en crise. Cette première alternance démocratique apaise les tensions sociales et se veut historique ; il est alors difficile d’imaginer Buhari laisser un bilan aussi sombre et médiocre que celui du président sortant…

Unlucky people

La République fédérale du Nigeria, située dans le Golfe de Guinée, abrite une dense population : quelques 170 millions d’individus, la plus importante d’Afrique. Ils se répartissent entre deux aires géographiques distinguées par un clivage, qui oppose un Nord à majorité musulmane et un Sud à dominante chrétienne, dont la population s’est concentrée pour former la ville nouvelle de Lagos, cœur économique du pays. La ville d’Abuja est devenue depuis 1991 la capitale du pays. Celle-ci se trouve au centre du pays en grande partie pour calmer les rivalités communautaires. Mais cette vision caricaturale occulte la grande diversité culturelle du Nigeria où vivent nombre d’ethnies comme les Haoussas, les Tiv, les Kanuri et les Nupe dans le Nord. Au Sud, on trouve les Yorubas ou encore l’ethnie Igbo. De plus, le Sud constitue le moteur économique du pays dont le PIB a été multiplié par 14 entre 2011 et 2014. Il concentre les activités tertiaires ainsi que les capitaux. A l’inverse, le Nord renvoie l’image d’un territoire en marge de la croissance, délaissé et plus pauvre – on n’y trouve pas de pétrole.

Jusqu’au 28 mars dernier, Jonathan Gooluck était à la tête de cette république inter-ethnique et pluriculturelle depuis le 9 février 2010. Issu de l’ethnie Ijaw, il est en outre membre du People’s Democratic Party (PDP) qui impose sa vision des choses à la jeune “démocratie” nigériane depuis 1999. Mais l’obscur bilan du mandat présidentiel de Goodluck est à l’origine d’une importante clameur populaire, faisant fourcher les 510 langues et dialectes d’une population désabusée par un marasme économique, des mesures liberticides et une insécurité grandissante. Ainsi, depuis 2010, la menace de Boko Haram dans le Nord du pays met en péril la stabilité politique et l’intégrité  du pays. La population et la communauté internationale dénoncent des exactions barbares. On pense à l’attaque de 16 villages du Nord du Nigeria en janvier dernier qui a fait 2000 morts. La secte a également enlevé 276 lycéennes dans la région de Chibock. Les attentats suicides, nombreux et meurtriers, imposent une terreur et une tension constante au sein de la population. Malgré le déclenchement de l’état d’urgence dans trois états du Nord afin d’empêcher et de contenir l’enracinement de Boko Haram, Goodluck est amèrement taxé de laxiste ; on lui reproche de ne pas gérer cette situation catastrophique. Cela va plus loin : dans les régions ou l’armée nigériane se déploie, on accuse les soldats de prendre part à des vols, des pillages et des viols. Depuis 6 ans, on ne dénombre pas moins de 13 000 victimes.

On est alors loin d’imaginer une conscience citoyenne qui transcende cette fédération. L’intérêt particulier semble dominer sur le bien commun. La forte corruption au sein du pays atteste de cette tendance et y contribue. Elle gangrène le pays, comme les institutions. Encore une fois, Goodluck est jugé inefficace et une large partie de la population se sent flouée, délaissée.

Le salaire moyen est très faible : à titre indicatif, le taux de chômage chez les jeunes avoisine les 39 %, en 2013.

Les bidonvilles, où viennent s’entasser les ruraux attirés par le mirage pétrolier, prolifèrent, notamment à Lagos. Et quand l’habitat n’est pas aussi précaire, les habitants déplorent un réseau électrique insuffisant. En effet, 70 % des habitants ne profitent pas d’infrastructures convenables et les coupures récurrentes sont enviées par ceux qui n’ont pas d’électricité du tout. On décèle alors un paradoxe dans ce pays qui connaît une forte croissance et dont l’économie ne profite manifestement pas au plus grand nombre. Le Nigeria est le premier pays exportateur de pétrole d’Afrique mais il est obligé d’importer celui-ci pour répondre aux besoins de la population. Force est de constater que les richesses ne sont pas redistribuées équitablement, les écarts entre plus riches et plus pauvres se creusent. Cet accroissement de la pauvreté engendre une forte criminalité, à l’instar des contrebandiers de pétrole dans le Delta du Niger qui détournent l’or noir des pipelines des grandes compagnies.

En dépit de ces éléments accablants, le président sortant – tout en reconnaissant sa défaite électorale – se rachète une conduite. Ainsi, cette première alternance démocratique depuis 1999 est saluée par la communauté internationale. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères français, rend “hommage” à l’action du président sortant, un des acteurs de cette élection démocratique. Pourtant l’issue de celle-ci était incertaine, teintée d’un mélange d’appréhension et de doute.

Ferveur citoyenne

Le dénouement de cette élection, avant d’être historique, semblait plutôt hypothétique. Tout d’abord au regard de l’histoire, les raisons de douter de la bonne tenue de celles-ci font légion. Il faut dire que le pays a connu pas moins de 6 coups d’état depuis 1960. Et le premier président à effectuer son mandat fut élu en 1999. Depuis, le PDP domine sans partage la république fédérale du Nigeria. De plus, les récentes élections de 2011, qui avaient vu Johnatan Goodluck accéder au pouvoir, s’étaient soldées par des fusillades et des effusions de sang dues à des différents intercommunautaires, les mémoires cicatrisent à peine. Si l’on commence alors à esquisser le doute qui peut s’emparer du votant sur le chemin des urnes, les menaces de Boko Haram quant à la perturbation du processus électoral viennent confirmer cette tension des esprits.

Fraude oblige, cette année, la carte électorale se veut biométrique. L’attente engendrée par des dysfonctionnements dans 350 des 150 000 bureaux de vote du pays n’enlève rien à cette innovation, sans doute déterminante.

Le PDP et Obasanjo (également un démocrate converti) trustent depuis 1999 toutes les élections post-junte militaire, tandis que l’opposition accuse le parti d’avoir tronqué les scrutins.

Et ce n’est pas la récente polémique qui viendra discréditer la nécessité de telles cartes électorales. En effet, ces élections étaient initialement prévues pour février 2015. Or, celles-ci avaient été reportées par le gouvernement au motif de la dégradation de la situation sécuritaire dans le nord du pays. Beaucoup y ont vu un énième prétexte avancé par un gouvernement aux abois, cherchant à gagner du temps pour faire durer la campagne. Peut-être pour tricher comme l’avancent les observateurs et les membres de l’opposition .

Mais ce constat est cependant éclipsé par le renouveau sans précédent de cette élection. On annonce une participation record : 68 millions de votants affluent aux urnes. Cependant, les clivages de cette nation se retrouvent dans les résultats des scrutins. Les électeurs du Sud s’identifient dans la figure controversée de Goodluck Jonathan tandis que ceux du Nord se rassemblent derrière Muhammadou Buhari, tête de proue du Congrès Progressiste (APC), une coalition formée sur la base des quatre principaux partis d’opposition. Mais ce bras de fer politique et médiatique a fait de l’ombre aux douze autres candidats en lice.

Il faut le remarquer ; parmi eux, on trouve la première femme du pays à présenter sa candidature à l’investiture présidentielle. En dépit de faible moyens pour mettre en œuvre sa campagne, Remi Sonaiya entend bien faire valoir la parole des femmes et réaffirmer la place de celles-ci dans la société nigériane. Outre cette volonté, elle fait de l’accès à l’électricité au plus grand nombre une de ses priorités. Elle argue également de la nécessité d’une meilleure coopération entre les pays du Sahel et prône un rôle beaucoup plus affirmé du Nigeria dans la lutte contre Boko Haram. Ancienne universitaire, elle souhaite investir dans l’éducation, un des points clés de son programme pour lutter contre la misère sociale et le chômage notamment. Son slogan laconique est évocateur d’une volonté de changement face à cette impression de corruption généralisée : “Clean Hands”.

Mais le rouleau compresseur électoral des deux principaux candidats n’a fait qu’une bouchée des volontés politiques d’une opposition moins médiatique et moins fortunée. Et c’est Muhammadou Buhari, d’après l’INEC, qui sort vainqueur de cette joute démocratique avec 53,95 % des voix contre 44,96 % pour Goodluck : la sentence unanime de 2,57 millions de citoyens creuse le fossé entre les deux candidats et met hors de portée le bénéfice du doute. Quoi qu’il en soit, cette victoire traduit la volonté d’un peuple qui souhaite avoir le dernier mot en ce qui concerne la vie politique de son pays. Cette affirmation de la démocratie est un formidable pied-de-nez aux menaces sectaires de Boko Haram, qui n’a finalement pas perturbé ce processus. Cette victoire institue le pouvoir du peuple par le peuple. Le président sortant reconnaît sa défaite, appelle au calme et au respect du scrutin. Il déclare ainsi : “aucune ambition personnelle ne vaut le sang d’un nigérian”.

Nigérianes sur le chemin des urnes // Reuters

Nigérianes sur le chemin des urnes // Reuters

Buharriviste ?

Muhammadou Buhari, 72 ans, sera investi le 29 mai prochain. Mais au lendemain de ce triomphe électoral, passé les scènes de liesse pour une partie nord du pays qui exulte et célèbre le candidat, une question se pose. Est-ce qu’une élection démocratique qui se déroule selon les règles suffit à faire de son vainqueur un démocrate ? L’interrogation s’avère épineuse dans le cas de Buhari, qui avant de prêcher la parole républicaine, était rompu à la pratique du coup d’état.

Ainsi Buhari, avant de s’imposer à la présidence du Nigeria, s’est d’abord illustré dans une longue carrière militaire débutée en 1961. Il gravit les échelons peu à peu pour parvenir au grade prestigieux de général. Dès 1966, il participe à un putsch sanglant sous les ordres d’un colonel de l’armée. En 1976, Oubasanjo le tyran de l’époque, le nomme ministre du pétrole et des ressources naturelles. En 1983, le général, fort d’une expérience acquise dans les juntes militaires précédentes, prend le pouvoir à Shehu Shagari, le président élu. C’est la fin de la seconde République du Nigeria. Mais le général légitime cette abrupte transition :

En effet, pour lui, ce gouvernement civil n’était que corruption. Intraitable sur le sujet, il suscite l’admiration de la population dans cette lutte contre les passe-droits.

Et c’est aujourd’hui ce qui lui confère l’image de marque d’un homme incorruptible contrastant avec la figure décriée de Goodluck. Mais cette réalité tend à amoindrir les faits d’armes de l’ex-putschiste, sévèrement critiqué par le passé.

Ce n’est pas Fela Kuti qui dira le contraire. Le musicien, père de l’afrobeat, se faisait l’écho des Nigérians les plus modestes. A la tête de son parti Movement of the People, il est candidat à la présidentielle de 1983. Mais il sera emprisonné pour possession de cannabis et il faudra attendre la fin de la junte de Buhari pour qu’il soit libéré en 1986. Mis à part l’emprisonnement des opposants politiques, Buhari a, à plusieurs reprises, bafoué les droits de l’homme, notamment avec la mise en place d’une législation sévère et humiliante pour le peuple. Par exemple, si un étudiant était pris à tricher à un examen, il encourait dix-sept ans de prison. Comble de l’inhumanité, lors de la famine pendant la junte, Buhari fait expulser un million de Nigériens en les renvoyant au Niger voisin où la mort par manque de nourriture guette une grande partie d’entre eux. La famine est alors surnommée par les Haoussas du Niger : “El-buhari”. Ces faits viennent s’ajouter à une longue liste d’affaires de détournement de fonds et autres affaires financières. Bref, les raisons de douter de la sincérité de Buhari, aujourd’hui démocrate converti, sont nombreuses.

Au regard de la situation actuelle du pays, la prétendue droiture du président l’emporte sur son passé d’oppresseur. Il a fait de la lutte contre la corruption une ligne forte de sa campagne, alors que sa reconversion démocratique ne date pas d’hier. Depuis 1999, Muhammadou Buhari tente de s’imposer politiquement par les urnes, par trois fois candidat à la présidentielle. Sa toute fraîche victoire électorale lui permet, dans une certaine mesure, d’expier ses fautes : l’homme qui avait imposé son autorité par le passé, l’a vue rendue par les citoyens. Après avoir salué le mandat de Goodluck Johnatan, il a déclaré vouloir être le président de “tous les Nigérians”. Ainsi ce musulman sunnite se pose comme le représentant idéal de la diversité du pays. Il entend lutter contre la terreur qu’instaurent les exactions de Boko Haram. Pourtant, il déclarait le 13 avril dernier ne pas promettre de pouvoir retrouver les lycéennes enlevées dans la région de Chibock par la secte radicale. Mais il ne s’agit pas de jeter l’anathème : nombreux sont ceux qui le pensent changé et qui considèrent que cette élection consolide d’avantage la démocratie nigériane. Les électeurs voient désormais en Buhari l’homme de la situation ; il n’appartient qu’à lui de le prouver.

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