LITTÉRATURE

En attendant Godot de Beckett – Sisyphe sur les planches

En attendant Godot est une œuvre singulière. Écrite dans les prémices de la Guerre froide, composée de deux actes dont les scènes ne sont pas annoncées, cette pièce de théâtre est le fruit de la lassitude. Samuel Beckett déclarera l’avoir écrite pour «  [se] détendre » et pour «  [fuir] la sauvage anarchie des romans ». Pourtant, elle sonne comme une réflexion sur l’homme actuel ; et elle a sa place parmi les chefs-d’œuvre du théâtre de l’absurde. L’effet qu’elle provoquera sera tel que des rixes éclateront durant les premières représentations, quand les spectateurs n’auront pas quitté la salle à la fin du premier acte. Le non-sens est partout, de la genèse jusqu’à l’aboutissement de cette étrange création.

Couverture du livre "En attendant Godot" de Samuel Beckett, aux éditions de Minuit. Source : senscritique.com

Couverture du livre “En attendant Godot” de Samuel Beckett, aux éditions de Minuit. Source : senscritique.com

Que se passe-t-il dans ce livre pour qu’il soit si intriguant ? Il ne se passe justement rien. Deux personnages, Vladimir et Estragon, dont on ne sait rien d’autre que le nom, sont sur scène. Coiffés de leur chapeau melon, ils attendent sur une route de campagne avec pour seule compagnie un arbre. Ils attendent un dénommé Godot. Deux autres personnages, Pozzo et Lucky, apparaissent et occupent les deux autres. Puis un messager arrive pour annoncer que Godot ne viendra pas. Hormis quelques variations scénaristiques, rien ne change dans le déroulé des deux actes ; c’est toujours le même vide qui s’offre aux spectateurs. Avec le même leitmotiv :

ESTRAGON : Allons nous-en.
VLADIMIR : On ne peut pas.
ESTRAGON : Pourquoi ?
VLADIMIR : On attend Godot.
ESTRAGON : C’est vrai.

Les protagonistes font le spectacle de l’humanité : ils sont drôles, tyranniques, désespérés, vulgaires, dolents ou simples. Ils attendent, ils passent, ils restent. Leurs phrases coulent naturellement. Leurs paroles semblent naître pour combler un manque. C’est toujours la même chose répétée sans cesse, absurdement, comme si « quelque chose [suivait] son cours » comme l’écrit Beckett dans une autre pièce, Fin de partie. Tous agissent comme des pantins. Il n’y a qu’à la fin du deuxième acte qu’une lueur apparaît brièvement, avant de s’éteindre aussi vite : Vladimir, qui seul se souvient des événements de la veille, prend conscience de la vacuité de sa vie.

Dans l'attente perpétuelle. Une des mises en scène de "En attendant Godot". Source : samuelbeckett.tumblr.com

Dans l’attente perpétuelle. Une des mises en scène de “En attendant Godot”. Source : samuelbeckett.tumblr.com

En 1952, dans une lettre à Michel Polac, Samuel Beckett écrit : « Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. Je ne sais pas dans quel esprit je l’ai écrite. Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qui leur arrive. De leur aspect j’ai dû indiquer le peu que j’ai pu entrevoir. Les chapeaux melon par exemple. Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent. […] Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins. Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible ».

A partir du texte théâtral surprenant, des mises en scène particulières, et de cette lettre à Polac, il est difficile de trouver un sens. Certains ne veulent rien y voir de « plus large et plus élevé » à l’instar de Beckett. D’autres se prêtent au jeu « possible » de l’interprétation et veulent voir cette pièce comme une œuvre politique, avec cette misère qui saisit autant le lecteur que le spectateur. Pour ma part, j’ai voulu y voir une représentation pessimiste de l’humanité, sans espoir ni concession, en utilisant les attributs premiers des hommes : le geste et la parole. Chaque hypothèse est probable. Et les champs du possible sont ouverts.

Les mythes anciens parlent d’un homme nommé Sisyphe qui, ayant osé défier les dieux, fut condamné à rouler jusqu’au sommet d’une montagne un rocher qui redescendait inévitablement avant d’atteindre son but. Albert Camus y vit la figure idéale du héros absurde. Or, En attendant Godot est par définition la représentation du non-sens. Ses protagonistes sont l’allégorie de l’homme moderne, marchant sans cesse avec excès jusqu’à l’absurde. Qu’ils vivent ou qu’ils s’approchent de la mort, qu’ils fassent rire ou blêmir, ils ne forment plus qu’un sur la scène. Tous s’unissent dans la reproduction primitive d’une seule chose. Un seul être, torturé mais heureux. C’est Sisyphe retrouvé sur les planches.

Étudiant en classes préparatoires littéraires. Féru d'Histoire et de Littérature. Amoureux de la poésie. Intéressé par la Philosophie et les Arts.

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