Bien avant sa sortie en salles, fidèle à l’habituelle image sulfureuse de sa caméra, le dernier film de Larry Clark a déjà fait couler beaucoup d’encre et a fait remuer non pas moins de langues bien pendues. Longtemps plus distribué ni diffusé dans son pays natal (Ken Park a été montré pour la première fois l’année dernière à New York !), son dernier film Marfa Girl est sorti uniquement sur internet pour le prix unitaire de cinq dollars. Jadis sélectionné en compétition officielle à Cannes pour son premier film Kids, aujourd’hui il semblerait que chaque nouveau film de Larry Clark devienne davantage un événement tant son caractère confidentiel se fait de plus en plus ressentir.
Tourné en France où le cinéaste ne parle pas un mot de la langue, et portés par des jeunes acteurs amateurs, The Smell Of Us est pourtant le film dont il rêve depuis une bonne quinzaine d’année, depuis dit-on, la première fois qu’il a foulé les pavés parisiens. C’est lors de l’une de ses expositions photographiques au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris que ce dernier fait la rencontre d’un jeune poète nantais Mathieu Landais, alias Scribe. Tout comme il y a presque vingt-ans pour les inoubliables Kids, alors scénarisé en deux semaines par le jeune Harmony Korine, seulement âgé de vingt et un ans, Clark demande à Scribe d’écrire un scénario inspiré de sa propre jeunesse pour son prochain film.
C’est l’histoire d’une bande de jeunes skateurs, pour la plupart de milieux aisés qui passent leur journées au Trocadéro et dans les squats, entre défonce et prostitution, certains voient leur jeunesse se consumer avec une fulgurance déconcertante. The Smell of Us, comme son titre l’indique, ne s’attache pas tant à raconter une histoire bien ficelée et documentée qu’à nous faire sentir l’essence même de la jeunesse (ou du moins d’une certaine jeunesse), cette vérité si précieuse à laquelle l’artiste tente d’accéder depuis cinquante ans, par travail d’immersion sur le terrain (son Oeuvre et sa vie privée ne font qu’un, il aime vivre avec les sujets qu’il photographie ou filme).
On peut reprocher mille et une choses au film (ce que certains n’ont pas manqué de faire, l’attaquant sur sa morale douteuse, sa perversion, son ingratitude ou encore le fait de n’être qu’un vaste prétexte pour assouvir ses fantasmes) pourtant le regard de Clark sur ses Kids n’est jamais condescendant : il regarde ses personnages avec beaucoup d’amour, de tendresse, il les sublime tout en les prévenant des gouffres du monde des adultes dont ils tentent l’expérience. Clark se positionne indéniablement du côté des Kids, et son film est le reflet de leurs inconscients, surplombés par leurs peurs et leurs incertitudes. De cela on peut le rapprocher de Spring Breakers de Korine où la jeunesse choisit la débauche et l’excès, car la vie semble ne rien avoir de mieux à leur offrir.
Si Clark rime depuis toujours avec chaos, il atteint aujourd’hui probablement le point culminant avec The Smell Of Us. Ce film questionne la jeunesse certes mais va bien au delà de son sujet et de ses thèmes de prédilections habituels que sont les affres de l’adolescence. En confrontant deux cartographies des corps et des âges, la jeunesse et la vieillesse, en mettant les deux générations à nu face à face mais aussi l’une au contact de l’autre, il évoque avec délicatesse les souffrances qui habitent les deux corps respectifs. Le premier est si beau qu’il est à pleurer, le genre de beauté nonchalante, facile, une beauté qui s’ignore ; le second, lui se noie dans une certaine nostalgie de ce qui ne lui appartient déjà plus, et le pousse à convoiter tel un vampire la jeunesse comme l’élixir suprême. Entre ces deux corps et êtres que tout opposent se dessine conjointement un visage, celui de la vie elle-même, tiraillé dans les méandres de l’angoisse existentielle. Au sein des différentes textures de la peau, entre les rides et pores se tissent un lien entre ces deux corps antagonistes : le vide. Cette idée de la vanité comme matière asphyxiante de la chair et comme poison de l’esprit se manifeste à son paroxysme à travers la scène où Dominique Frot, qui incarne la mère incestueuse, ivre et nihiliste de Matt, offre une performance géniale d’improvisation. Une seule prise aura suffit, Clark dira que c’est l’une des scènes les plus belles qu’il ait vu au cinéma !
Ce film aux accents testamentaires est en effet habité par le chaos himself et c’est par ce motif que se révèle toute la puissance du cinéma de Clark. Sur tout point, il frôle le chaotique. Chaotique à travers sa forme alors exposée comme un récit polyphonique ayant plusieurs personnages principaux. Chaotique au niveau de son financement auquel manque les subventions de la télévision (ni Canal + ni Arte n’ont contribué, il est vrai que rare sont les occasions où les films du cinéaste passent à la télévision, trop transgressif pour l’audience, sans doute), juste avant le tournage, le budget se voit alors coupé en deux, mais intransigeant avec lui-même, Clark aime finir ce qu’il a commencé et s’est laissé convaincre par l’envie des acteurs de poursuivre l’aventure. Il y a certains cinéastes qui s’assagissent avec le temps, comme Gregg Araki, et il y a d’autres dont la vieillesse n’enlève rien à leur fureur de vivre, bien au contraire. Larry Clark fait partie de ces derniers, et il est vrai que son film, de par sa forme et son fond peut frôler l’indécent aux yeux des plus frileux par sa brutalité et sa liberté. Chaotique aussi pendant le tournage… Si le scénario de Scribe à la base était beaucoup plus sociologique, psychologique et autobiographique, il semblerait que Clark ait dû tout envoyer valser car tout semblait trop parfait et planifié (peut-être s’est-il senti dépossédé de son projet ?). Artiste punk dans l’âme, il donne l’impression d’avoir une certaine nécessité à briser les règles et les carcans pour être dans les conditions optimales propices à la création. A la manière de Truffaut qui disait que le tournage c’est la réécriture du scénario, Clark a modifié la moitié du scénario de Scribe au dernier moment et, à cause d’un licenciement prématuré d’un des acteurs principaux qui a été le dernier à le savoir, trois des acteurs sont partis en plein tournage par “solidarité”, selon leurs mots. Probablement du jamais vu dans l’histoire du cinéma ! A travers les interviews des acteurs ainsi que des témoignages des personnes avec qui Clark a collaboré, il faut noter qu’il dégage un côté tyrannique et manipulateur en tant que cinéaste (en passant beaucoup de temps avec ses acteurs principaux, il a au fur et à mesure gagné leur confiance, puis ces derniers se sont senti trahis, dont en particulier l’acteur principal qui interprète Matt, Lukas Ionesco, qui était quasiment devenu son fils spirituel). Après cet événement le film a pris une autre tournure car il a bien fallut terminer le tournage, alors Clark a réécrit les personnages, en mettant au premier plan certains personnages originairement secondaires comme Toff, l’un des plus jeunes qui passe son temps à filmer, et à travers lequel Clark s’est reconnu lui, quand il avait son âge.
La logique de la construction narrative de Clark privilégie l’émotionnel et le formel dont les résonances et correspondances visuels et l’implantation d’une ambiance plutôt qu’une logique explicative ou pire encore, démonstrative. Il ne s’agit pas tant de reconstituer un réel qui n’existe pas (le monde du skate parisien qui fait de l’escorting semble être un pur désir de fiction) mais d’écrire et de capter avec sa caméra, ce qui y a d’irréductible, commun à tous les jeunes, si cette « chose » existe. Tandis que Jeune et Jolie d’Ozon a tendance à verser dans un psychologisme non pas directement explicatif mais qui pousse les spectateurs à le devenir, eux, The Smell Of Us tente de saisir la lumière et les parfums du présent, celui des moment vécus, fantasmés et partagés. Si Clark est un cinéaste du présent, c’est en grande partie grâce à son œil de photographe, ainsi il nous offre toujours de la temporalité pure, nous ne sommes ainsi jamais trop en avance ou en retard sur les personnages, on se contente d’avancer avec eux, et c’est déjà beaucoup.
Bien que chez Clark, c’est toujours la bande qui est filmée dans son ensemble, sa globalité, il y a toutefois quelques personnages plus privilégiés que d’autres. Dans The Smell Of Us, c’est Matt, joué par Lukas Ionesco. Ce dernier incarne un non-personnage, une non présence, un zombie qui aurait le physique des éphèbes grecs ou des garçons de Caravage. Clark a réussit à capter et a construit chez lui, une désinvolture naturelle, une imperméabilité, une impassibilité en somme. Une âme probablement déjà consumée dans un corps encore juvénile mais dont les cruautés de la vie moderne harassent, terrassent et mortifient en statue. Michael Pitt apparaît deux fois, la première fois à l’ouverture du film en chantant Streetwalk Zombie, au titre évocateur, et une seconde fois comme le fantôme du Matt dans le future, un face à face d’une simplicité déconcertante (un simple champ contre champ) Clark fait beaucoup avec peu, c’est cette économie de moyen qui prouve son véritable talent de metteur en scène.
Loin d’être un énième drame sur la jeunesse où on nous sert le cocktail drogue sexe rock’n’roll à gogo, The Smell Of Us, est si profond, mystique et poétique sur les questionnements entre la vie et la mort, la jeunesse et la vieillesse tout en portant une critique sur le monde démissionnaire des adultes et celui pourri de l’art moderne, que cela fait du bien de constater que Clark ne se contente pas seulement de faire du Clark. Nous sommes heureux de voir la jeunesse intacte, encore éclatante d’un cinéaste toujours dans la recherche de lui-même et de son art, qui préfère remettre en cause plutôt que d’adopter le tout acquis. C’est notamment la première fois qu’il se met lui même en scène, et pas dans n’importe quel rôle : à la fois un clochard qui rampe littéralement et métaphoriquement (face à une jeunesse qu’il n’a plus mais aussi la figure d’un cinéaste laissé à l’abandon, exclu du système, rendu marginal) et d’autre part un client fétichiste des pieds (à travers une longue séquence mémorable) ! Il est courageux et salutaire de s’imposer l’inconnu et le danger à soi pour questionner constamment son oeuvre. Il vient de souffler ses soixante-douze bougies et pourtant il constitue aujourd’hui l’un des rares cinéastes véritablement subversifs de notre temps. Nous avons d’autant plus hâte de regarder la version director’s cut (où il se filme donnant des indications aux acteurs, un film sur un film en train de se faire). Si pour Descartes c’est « Je pense donc je suis », alors pour Clark c’est sans doute : « je shoot donc je suis. ». Comme si la nécessité artistique de ce dernier à filmer et à photographier ces corps, au final toujours le même, celui de la jeunesse dont il ne se lasse pas, se fusionne et se conjugue de plus en plus avec sa propre nécessité de vie et d’existence.