Après son EP Nuit 17 à 52, éponyme de sa fameuse chanson, et son album Chaleur humaine sorti le 2 Juin dernier, Christine and the Queens sillonne les routes et impose son style. Inspirations plurielles pour une artiste singulière, Christine and the Queens, c’est le phénomène de cette année, et sûrement plus encore. Parée de son plus beau costume et d’un succès encore raisonnant dans les tympans, elle nous a en quelques mots évoqué les maux qui inspirent ses textes.
Tu es une artiste complète ; auteur compositrice interprète. Comment sont écrits les morceaux ? Est-ce-que tu commences par la musique, par les textes, est-ce variable ?
Il y a une constante quand même quand je compose, c’est que je commence toujours par la musique. C’est-à-dire que je ne me souviens pas d’une chanson qui aurait commencé par un texte. Et du coup, je pense que dans mon utilisation du français et de l’anglais – l’anglais n’étant pas ma langue maternelle – c’est peut-être plus le français qui se ressent, mais c’est peut-être moins naturel. Je travaille le français par rapport à des sonorités. Je compose la musique toute seule et après j’improvise la ligne mélodique avec des onomatopées. Et souvent, avec le français, j’essaie de retrouver certains accents que j’aime bien. Donc même si mon texte a du sens, j’essaie aussi de travailler le français comme une langue qui chante un peu, plus que comme une langue monotone, parce que le français est plutôt monotone d’habitude.
Alors effectivement, tes textes ont du sens mais ils restent très hermétiques, cryptiques : on ne comprend pas dès la première écoute, et on découvre de nouvelles « couches » à chaque lecture, chaque écoute. Il y a une réelle dimension poétique dans les textes. Comment sont-ils écrits par rapport à la musique ?
Les textes viennent plutôt rapidement, d’un coup, et c’est vrai que j’ai une esthétique qui n’est pas du tout réaliste dans l’écriture, c’est beaucoup d’images, d’ellipses. Je pense qu’on écrit avec ce que l’on a lu, ce que l’on a aimé. Moi, avant de faire de la musique, j’ai toujours beaucoup écrit. J’étais passionnée par l’écriture, et je le suis encore, et j’écrivais des formes un peu plus narratives. J’écrivais même des nouvelles, des pièces de théâtre. Et puis, à un moment, j’ai basculé. Moi-même, j’arrivais plus à lire des formats longs et je ne lisais plus que de la poésie ou des textes assez elliptiques et je me sentais très à l’aise dans cette manière d’écrire. Et y a souvent des gens qui me disent « Mais pourquoi t’expliques pas plus tes textes ? Pourquoi tu ne nous aides pas à interpréter ? », je parle souvent de Bashung pour ça parce que pour moi, c’est une référence en textes français parce que ce sont des textes qui résistent à l’interprétation. Les chansons de Bashung sont assez énigmatiques. Et en même temps, ce que je trouve assez joli, c’est que les gens travaillent pour en faire leur chanson. Je trouve ça assez beau qu’une chanson, ce soit toi qui la termine. Pas dans le sens où moi je ne sais pas ce que je dis, mais plus dans le sens où je préfère qu’elle t’appartienne aussi un peu. Et que des chansons de Bashung comme La nuit, je mens, elles ont changé pour moi au fil des années parce que moi-même j’ai changé. Ça, je trouve ça très beau comme forme d’écriture. Donc c’est une sensibilité que j’ai en tout cas quand j’écris. Et de toute façon, c’est mon langage de m’exprimer comme cela. Et par conséquent, ce ne sont pas les textes les plus directs du monde, et en même temps ça m’intéresse assez.
Justement, cela laisse place à l’appropriation du texte, comme tu le dis. C’est d’ailleurs l’interprétation qui est assez importante dans ton travail. Quand tu es en studio, imagines-tu directement ce qu’il va se passer sur scène ou penses-tu à la scène quand tu écris un morceau, directement ?
Cela fait partie intégrante du processus, en effet. Alors, la musique est à l’origine de tout mais c’est vrai que je n’arrive pas à la détacher d’images ou d’attitudes, ou « Tiens, comment est-ce-que je pourrais la défendre dans une vidéo ? » ou « Tiens, sur celle-ci, je vais devoir danser ou celle-ci, je serai assise ». Il y a des choses qui me guident toujours un petit peu. Et c’est aussi parce que je pense que depuis le début, le projet existe avec un personnage, et donc une esthétique, un propos, une histoire. Tout a toujours dialogué. Mais ça c’est aussi parce qu’avant ça j’ai voulu faire de la mise en scène, et je pense que c’était une manière de ne pas choisir entre plusieurs disciplines. Quand on réfléchit à la mise en scène, on pense à la scénographie, à la danse, à la musique, à l’interprétation du texte. Donc j’ai toujours beaucoup aimé travailler de cette manière.
C’est donc une vue d’ensemble…
Oui, en quelque sorte. Mais même en studio, je n’arrive jamais avec une maquette guitare-voix ou piano-voix, j’ai déjà des idées de production et c’est comme cela que je me sens à l’aise.
Dans les chansons, la répétition des fins de phrases est omniprésente, notamment dans Saint Claude ou La nuit 17 à 52. Il y a une raison particulière ou c’est plus dans un souci de rythmique ?
Oui, c’est vrai, je suis une meuf qui bégaie en fait. Donc je pense que c’est un souci mental (rires). Non mais sans rire, je pense que c’est parce que je suis obsessionnelle. Je me demande si ce n’est pas une forme de névrose. Forcément, on écrit avec ce que l’on est, donc je pense que ça traduit mon côté obsessionnel. Je pense que ça se psychanalyse. Mais du coup je suis vigilante là-dessus parce que j’ai remarqué que c’était l’une de mes tendances.
Il y a aussi des insertions de phrases parlées, pourquoi ? Est-ce ton goût du rap qui t’influence ?
C’est mon côté slam (rires). Mais, mes pauvres enfants, je tourne autour du rap mais je n’ose pas y aller. J’écoute beaucoup de rap, j’en suis une grosse consommatrice. J’adore profondément le rap, et je pense que les moments parlés sont des tentatives très timides de me rapprocher du genre. Je me suis posé la question et je me la pose encore « Est-ce-que j’essaie de rapper ? » mais je ne sais pas, j’ai des problèmes là-dessus, des problèmes éthiques, parce que le mouvement hip hop et le rap, c’est tellement lié à des choses très culturelles. Par exemple, une rappeuse blanche comme Iggy Azalea, ça me gêne qu’elle reprenne plein de codes de la thug life qui sont liés à la communauté black et qui doivent rester dans cette communauté. Parce que c’est aussi très politique, il y en a énormément dans le rap. D’un autre côté, je dis ça, mais Eminem, j’aime beaucoup et il est blanc. Mais il venait de Detroit et il était aussi socialement dans une position qui fait que le rap est plus justifié pour lui. Moi je me sentirais mal à l’aise de rapper. Ou alors il faudrait que je trouve un entre-deux. Mais en tout cas le rap américain, en termes de production, de phrasés, m’influence beaucoup. D’ailleurs, les couplets de Saint Claude ont été écrits alors que j’écoutais du Kendrick Lamar en boucle, et je pense que cela influe aussi sur mon travail.
Effectivement, on remarque bien le travail sur le mélange des influences. On le voit d’ailleurs avec Paradis Perdus, qui mélange des couplets de Christophe et un refrain de Kanye West. Il y a donc un mélange des genres musicaux, un mélange des arts, un mélange de l’anglais et du français, ou même de l’italien dans Science-fiction. Est-ce un choix de non-appartenance ?
C’est drôle parce qu’au début, ça n’était pas un choix conscient. Je pense que ça va être pareil pour les générations à venir, mais j’ai composé instinctivement, sans réfléchir à ces mélanges-là, parce que moi-même je consomme des choses très différentes, et ça me paraît logique d’écrire une chanson française avec mes influences qui ne sont pas forcément françaises. Et puis, c’est aussi devenu une revendication par rapport à cette furie qu’ont les gens de vouloir mettre tout dans des cases. C’était d’ailleurs intéressant de constater que souvent, en promotion, les gens sont bien embêtés que je ne réponde pas à la question du genre musical. De toute façon, avec internet, tout est poreux. Et même les stars du mainstream piquent dans des genres underground et réciproquement. Je pense que ça aura de moins en moins de sens de réfléchir en termes d’underground et de mainstream dans quelques années, parce que toutes les cultures sont assez poreuses entre elles ; même si des cultures doivent rester underground, pour des raisons politiques aussi, qui ne resteront jamais aseptisées. C’est tout de même devenu une revendication vers la fin car j’ai senti que c’était peut-être une bonne chose à faire de ne pas vouloir être classée dans un genre particulier. Mais ce n’est pas quelque chose que j’ai intellectualisé.
Comme tu le dis, tu ne veux pas rentrer dans les cases. Et une interview de Christine and the Queens sans la question du genre, n’est pas une vraie interview de Christine and the Queens. Cette question du genre est donc d’abord présente dans ton nom, qui fait référence aux transsexuels de Londres. Est-ce un engagement personnel, ou est-ce que ça appartient seulement au personnage de Christine ?
En soi, je ne me planque pas derrière Christine. Christine, c’est moi en décomplexée, donc elle est forcément traversée par mon histoire à moi. Et je trouve cela curieux, même si ça n’arrive que peu souvent, les artistes qui disent que leur projet n’a rien à voir avec ce qu’ils sont eux. C’est curieux parce que ce sont bien ces mêmes artistes qui sont derrière le projet. Donc ces questionnements que je mets dans ce projet, je les ai eu moi. J’en ai souffert moi aussi. C’est-à-dire que le personnage à un moment a été nécessaire, parce que je suis une grande timide et il y avait plein d’impasses personnelles que je n’arrivais pas à résoudre et je me suis dit qu’un personnage m’aiderait à le faire. Et si le personnage cherche à s’émanciper des genres, c’est parce que je pense que j’en ai souffert, modestement. Parce que j’ai eu une adolescence de jeune fille bisexuelle dans une famille qui comprenait cela donc ça va. Mais des amis à moi ont été jetés de chez eux à cause de leur homosexualité. J’ai connu des gens qui étaient transsexuels et qui ont failli se suicider pour ça. J’ai vu ce que cela faisait de ne pas se sentir dans la norme. C’est lié à une souffrance aussi, et comme c’est de la pop-musique et du divertissement, je voulais que ce soit quelque chose de ludique et de doux par rapport à ces questions.
Ton engagement, le considères-tu politisé ?
Moi oui, je pense que toute esthétique est politique aussi. Le personnage est politique parce qu’il défend une vision du corps féminin, une vision de la sexualité féminine, de comment exister en société qui fait que le personnage de Christine est politique. On ne peut pas dissocier ce projet de mes valeurs. Si je considère que j’ai quelque chose à dire et que je monte sur une scène, c’est que j’ai des convictions aussi moi-même. D’ailleurs, quand on m’a posé des questions sur le genre, j’ai trouvé ça bête de ne pas y répondre ; même si parfois on me l’a déconseillé, ou encouragé seulement dans un but marketing. Mais ce n’est pas un marketing, j’ai vécu ça, ça a été ma vie aussi. Après, c’est très modeste. Je reste une artiste, je ne suis pas une militante politique, je ne fais rien de très concret. Mais je reçois des lettres qui me remercient d’en parler en interview, qui me font penser que ça ne sert peut-être pas à rien.
Tous tes concerts sont à guichets fermés. Tu as d’ailleurs déjà prévu des Zéniths pour l’année prochaine. Qu’est-ce-qu’on ressent quand on sait que des mois avant le concert, tout est déjà complet ?
On se sent quand même bien, faut le dire. C’est un luxe incroyable de pouvoir faire ça. Après, bien sûr, on a envie que les gens soient contents. On se sent dans une humeur de travail. J’ai lu une interview de Laurie Anderson (femme de Lou Reed et artiste, ndlr) ce matin dans le bus, et elle a dit « A chaque fois que je reçois un compliment ou une bonne nouvelle, ça me donne juste envie de travailler ». Donc quand j’avais des nouvelles sur la tournée, je me disais « Cool, maintenant on va faire un beau spectacle ». Je pense que ça ne sert à rien de se dire que c’est génial. Il ne faut avoir ni trop d’excitation ni trop de peur, il faut essayer de rester dans une logique de travail. Et on essaye de toujours pousser plus loin. Par exemple, les Zéniths, ça me galvanise à fond parce que techniquement, il y a des moyens supers mais en même temps je n’ai pas envie de faire un show qui pétarade de partout. Les gens payent pour me voir, j’ai juste envie de leur donner des bonnes choses. En tout cas, pour nous sur scène, c’est très émouvant chaque soir.
A l’instar de son idole, la presse l’a anoblie en la baptisant “la Reine Christine“. Après avoir foulé le parvis de la Cathédrale Notre-Dame de Reims, elle laissera bientôt son empreinte sur les planches des Zénith. Le roi est mort, vive la reine ! Rendez-vous prochainement pour son sacre.