Par-delà l’image de temps des ténèbres, l’ère médiévale s’avère être tout autre que ne le laissèrent penser les hommes de la Renaissance. Il y avait les guerres, les épidémies, les famines, mais il y avait aussi une certaine finesse ; et l’une des expressions de cette finesse est l’amour courtois. L’amour courtois, ou la fin’amor dans sa forme occitane, est une forme codifiée de l’amour prônant la délicatesse et aspirant à la perfection par des sentiments purs. Cet idéal amoureux se propage en Europe sous l’influence des poètes arabes dont les vers circulent dans le Midi de la France grâce à Al-Andalus, c’est-à-dire les États musulmans de la péninsule ibérique. Tout commence par l’enamoratio, le désir d’aimer et d’être aimé, et se poursuit par une série d’épreuves pour conquérir le coeur de la femme aimée sans l’offenser. L’amoureux a recours à la poésie courtoise, un genre littéraire qui atteindra son apogée au XIIe siècle. Voici l’histoire de sentiments bien différents des nôtres, avec les mots qui les firent vivre.
L’amour courtois se démarque d’emblée par le fait que la poésie y tient une place fondamentale. L’amant est poète et une équivalence émerge entre le fait d’aimer et celui de chanter. Dans le Midi de la France, les amants-poètes sont les troubadours et dans le Nord, ce sont les trouvères ; le troubadour Bernard de Ventadour écrit : « Ce n’est pas merveille si je chante mieux que tout autre chanteur ; c’est que, plus que tous les autres, je me soumets à Amour et lui obéis : coeur et corps, savoir et sens, pouvoir et force, je lui ai tout donné. ». La fin’amor reproduit le schéma féodal à l’exception que la femme est suzeraine à la place de l’homme : elle est la domna. Ainsi des senhals, masculinisations élogieuses de la dame, fleurissent et se répandent : « mi dons » est l’un des senhals les plus employés. La fin’amor permet également d’introduire une nouvelle valeur parmi la noblesse, une valeur de pureté, qui donne aux hommes un autre loisir que les activités guerrières ; cependant, dans le Nord, l’amour courtois prend des allures chevaleresques et la soumission à la femme est plus démonstrative, ancrée dans un code, que réelle. Cependant cet art de l’amour n’est pas réservé à l’aristocratie puisque toutes les couches sociales s’emploient à le pratiquer : le premier troubadour fut le duc Guillaume IX de Poitiers, mais le célèbre Bernard de Ventadour était d’extraction modeste – sa mère était servante. Et partout les hommes se font adorateurs de la femme parfaite. Ils luttent contre les losengiers, ces hommes jaloux et médisants, pour gagner et garder les faveurs de la domna. Ils confient leurs sentiments dans les cansos, les chansons qu’ils composent. Une forme poétique féconde.
« Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois que le vent les a ôtés
L’amour est morte. »
(Rutebeuf)
L’organisation traditionnelle de la canso est simple. Elle est divisée en coblas, c’est-à-dire en strophes, qui se comptent généralement au nombre de quatre. Puis, dans une dernière strophe, le poète s’adresse directement à la dame : ces ultimes vers, correspondant à l’envoi, forment la tornada. L’amant, au moment de composer, peut choisir entre trois styles. Le trobar clus, chant d’amour au sens obscur, le trobar leu, expression certes versifiée mais simple voire naturelle, et le trobar ric, la canso avec une grande richesse de langage mais compréhensible, à mi-chemin entre le trobar clus et le trobar leu. Par la suite la canso, avec tous ses arts poétiques sous-jacents, donnera naissance au sirventès, écrit satirique, moraliste ou politique, aux hommages – comme la Cantilène de Sainte-Eulalie, écrite anonymement, et qui fut le premier texte à vocation littéraire en langue d’oïl- et surtout aux joc-partis, pièces à deux voix, comme ces vers de Thibaut de Champagne :
« Dame par grâce ! je vous demande une chose,
dites-moi le vrai et que Dieu vous bénisse !
Quand vous mourrez, et moi aussi (moi le premier,
car après vous je ne pourrais plus vivre),
que deviendra l’Amour, cet ébahi ? […]
– Par Dieu ! Thibaut, à ma connaissance,
aucune mort ne fera périr l’Amour. »
La canso est chantée selon le bon vouloir de la domna, comme en témoigne la Sérénade de Guiraut Riquier : « A son bel amant la dame / A donné délai d’amour / En mandant le lieu et l’heure ». De là la femme réagit différemment selon son envie : elle peut faire un guerredon pour encourager l’homme – en donnant son écharpe par exemple – ou bien feindre l’indifférence, provoquant ainsi la joï – sentiment plaisant mais douloureux de l’amant face à l’inertie de l’être aimé. Au fil des acceptations de la dame, les épreuves se succèdent avec leurs codes allant du simple regard au don de son corps ; parmi ces épreuves figure l’assag, où l’amant se couche dans le lit de la domna sans rien faire d’autre pour prouver la pureté de ses sentiments. Au final, une fois les deux amants unis, ils peuvent choisir entre l’amor purus, sorte d’amour platonicien, et l’amor mixtus, idéal amoureux incluant également les plaisirs charnels.
Mais en réalité l’amour courtois perd son essence au fil du temps. André Le Chapelain rapporte qu’à partir de la moitié du XIIe siècle certaines femmes font comparaître leurs amants devant les cours judiciaires pour régler les litiges entre rivaux ; de là naît un code courtois, et la fin’amor perd sa spontanéité. De même, à la fin du XIIIe siècle, l’amour courtois subit une perte de vitesse due à l’émergence de la morale chrétienne en Occident. L’Église catholique ne tolérant pas l’adultère, elle condamne la fin’amor puisque la base même de cette dernière est l’adultère. Pour éviter les foudres de Dieu et pour se plier à la volonté papale, devenue puissante depuis les réformes des décennies précédentes, les hommes et les femmes abandonnent progressivement l’amour courtois ou en pratiquent un nouveau genre. La Vierge Marie est considérée comme la seule femme digne d’amour et la fin’amor tourne au mysticisme et à la dévotion. Comble du comble, les recherches scientifiques semblent montrer que l’amour courtois n’était pas si féminin que cela. La dame était en effet contrainte à la réciprocité des sentiments éprouvés par l’homme. Quant à l’historien médiéviste Georges Duby, il considère que l’amour courtois était un jeu éducatif masculin pour apprendre aux jovenes (jeunes hommes non mariés) à maîtriser leurs pulsions et leurs sentiments (ce qui ne les empêchait pas de satisfaire leur libido avec des femmes d’un rang inférieur), se distinguer du peuple par la culture et les moeurs et à plaire au seigneur suzerain, flatté que sa femme soit courtisée.
Ainsi la fin’amor disparut. Mais l’Amour a survécu. Il est là. Et nos cœurs continuent de battre.