La France est touchée. La liberté d’expression a perdu ses meilleurs soldats. En l’espace temps d’une attaque terroriste dévastatrice, nous sommes tous devenus Charlie. Charlie Hebdo c’est la France, c’est la démocratie. On ne touche pas aux valeurs démocratiques. Douze personnes ont disparu et 60 millions de Charlie se sont levés contre la barbarie. Alors je suis Charlie, nous sommes Charlie, mais savons-nous qui est vraiment Charlie ?
Les premiers pas de Charlie
Charlie est unique en son genre. Né en 1970 à Paris, il trouve son origine d’un autre journal, Hara-Kiri « journal bête et méchant ». Monsieur Charlie est né d’une rencontre entre Georges Bernier, alias « le professeur Choron », et François Cavanna, qui créent d’abord en 1960 le mensuel Hara-Kiri. Respectivement directeur de la rédaction et rédacteur en chef, les deux compères forment une équipe de choc composée de Francis Blanche, Topor, Fred, Reiser, Wolinski, Gébé, Cabu. Dès ses débuts, le canard fait grincer des dents, de telle sorte qu’il est interdit de publication dès 1961 avant de reparaître pour être à nouveau interdit en 1966. Les temps sont durs pour le journal satirique à l’époque et l’humour du journal ne plaît pas. Lors de sa reparution, certains comme Gébé, Cabu, Topor, Fred ne reviennent pas et des nouvelles plumes arrivent. En 1969 Choron, Cavanna et Delfeil de Ton créent le mensuel Charlie inspiré, du journal italien de Bande dessinée Linus.
A Charlie Mensuel, Delfeil de Ton est rédacteur en chef pendant un an et en 1969 un nouvel hebdomadaire est créé. Gébé et Cabé signent leur retour. Hara-Kiri Hebdo devient L’Hebdo Hara-Kiri. Il fait la une sur la mort du général de Gaulle en titrant « Bal tragique à Colombey – un mort » et est de nouveau interdit.
Malgré cette interdiction, l’équipe de guerre continue le combat en changeant d’identité. En 1970 naît alors, et c’est définitif, Charlie Hebdo. Le nom de Charlie vient en fait de la Bande dessinée Peanuts dont Charlie Brown est l’un des personnages. Bien vu, pour un journal qui s’érigera comme le premier journal de dessin satirique.
Comme toujours, on ne change pas une équipe qui gagne : le professeur Choron est directeur de publication, Cavanna rédacteur en chef. Durant les dernières années de Charlie Hebdo (phase I), toute l’équipe assure la rédaction en chef. Cavanna est nommé « Ange tutélaire ». Mais Charlie vacille de nombreuses fois. Le 23 décembre 1981, la parution s’arrête au numéro 580 faute de lecteurs. Plus tard sera même créé un Charlie matin, ironie qui paraît pendant 3 jours.
La résurrection : Charlie II
En 1992, le nouveau Charlie est de retour. Cabu et Philippe Val démissionnent de La Grosse Bertha, également journal satirique, et rallument la flamme de l’hebdomadaire. C’est donc un Charlie Hebdo II qui voit le jour. Le titre est conservé, mais le professeur Choron n’est plus de la partie. Un financement par action fut créé : les Editions Kalachnikov. Même le chanteur Renaud a apporté son soutien financier au nouveau canard. 80 % des actions sont alors entre les mains de Charlie, ce qui, et c’est indispensable, lui garantit une certaine indépendance.
Le nouvel hebdo est lancé, et le nom de Charlie bénéficie de la bonne notoriété de son cousin disparu. Les plumes célèbres entrent dans la danse : Cavanna, Delfeil de Ton, Siné, Gébé, Willem, Wolinski, Cabu. La maquette est identique à l’ancien Charlie. Charb, Oncle Bernard, Renaud, Luz et Tignous sont là, eux aussi. Le premier numéro se vend à 120 000 exemplaires.
Philippe Val et Cabu détiennent toutes les responsabilités. Il n’y a pas de véritable ligne éditoriale. Une large diversité d’opinions s’exprime à l’époque et le journal est alors d’emblée associé à une rare liberté de ton.
Les affaires de Charlie
Le XXIe siècle est une autre époque pour Charlie. De nombreuses polémiques fleurissent à nouveau. En novembre 2002, le chroniqueur philosophe Robert Misrahi publie une tribune faisant l’éloge de l’ouvrage d’Oriana Fallaci La Rage et l’Orgueil, qui condamne « l’islamisme assassin ». La polémique éclate et l’auteur est vivement critiqué. Charlie reçoit des lettres de lecteurs choqués.
Après les attaques du 11 septembre 2001, l’hebdo se désolidarise de certains courants d’extrême-gauche qui, en bons antiaméricains n’ont pas condamné les islamistes.
Le 8 février 2006, tandis que le journal s’écoule normalement à 140 000 exemplaires, 160 000 sont publiés et vendus. C’est cette semaine-là que sont publiées les caricatures de Mahomet du journal danois Jyllands-Posten. Des protestations avaient éclaté dans les pays à majorité musulmane. Le Conseil français du culte musulman et d’autres organisations ont demandé l’interdiction, que dis-je, la censure donc, du numéro. Cela n’a pas abouti mais fait beaucoup de bruit. C’est là que naît alors le Manifeste des douze, le 1er mars 2006.
Un hommage est adressé aux caricaturistes un mois après au ministère de la Culture. Le directeur de cabinet du ministre, Henri Paul, réaffirme le statut “d ‘acteurs de la liberté” des dessinateurs.
Mais il n’y a pas que les caricatures sur l’Islam qui font du bruit. Car Charlie répand l’humour satirique sur tous les sujets qui peuvent fâcher, au nom de la liberté. Charb déclare d’ailleurs : « Dans Charlie on traite surtout de l’Eglise catholique parce qu’elle est encore très majoritaire ». Luz, autre dessinateur, affirme que « tout dépend du média qui porte le message. Quand c’est Charlie Hebdo, la critique ne porte pas sur les musulmans mais sur l’aliénation dans la foi ». Jul affirme, lui : « On ne peut pas taper sur une religion minoritaire comme on tape sur une religion majoritaire », c’est pourquoi Charlie a beaucoup plus de facilité avec les dessins satiriques sur les chrétiens.
Mais les affaires continuent de frapper Charlie malgré tout. Pour la publication des caricatures de Mahomet, la Grande Mosquée de Paris, l’Union des organisations islamiques de France et la ligue islamique mondiale poursuivent le journal en justice. Le procès a abouti à la relaxe de Charlie. Il est libre, Charlie. Et c’est ainsi que fonctionne la France, par la justice, dans le respect des libertés de chacun. Charlie dérange, mais Charlie ne mérite pas les balles contre de simples crayons.
Charlie III
En 2009, le dessinateur et chroniqueur Charb, aujourd’hui disparu, devient le nouveau directeur de la publication et le dessinateur Riss est directeur de la Rédaction. C’est une nouvelle ère pour Charlie, et Charb annonce dans l’éditorial du numéro 899 un « Charlie III ». Le journal s’ouvre à l’investigation et fait fleurir le dessin satirique comme jamais.
Malgré cela, les ventes s’essoufflent et en 2010 le journal fait appel aux dons et à des services financiers mais cela reste difficile pour le canard de continuer de voler de ses propres ailes. L’indépendance totale a un prix. Les ventes s’écoulent alors à 48 000 exemplaires hebdomadaires.
Attentats contre Charlie
Dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011, les locaux de Charlie Hebdo sont incendiés par cocktail Molotov et le site du journal est piraté. Cela fait suite à l’annonce de la sortie prévue pour le 2 novembre, du journal version « Charia Hebdo » pour fêter la victoire du parti Ennahdha en Tunisie. Libération vient à la rescousse du journal pour lui permettre d’éditer le numéro. De nouvelles caricatures du prophète Mahomet paraissent le 19 septembre 2012. La polémique éclate de plus belle. De multiples organisations s’attaquent au journal et son site web est piraté.
Les plaintes d’extrême droite catholique à la fin des années 1990 sont plus rares depuis les années 2000. La contestation contre la liberté de ton de Monsieur Charlie est passée du terrain de la justice, au vandalisme, pour finir, tristement, par le terrorisme. Charlie dérange, mais Charlie est français. Charlie est libre. En France, en 2015, on meurt encore au nom de la liberté.
C’est une sombre page de l’histoire du journal qui s’écrit en ce début d’année. En l’espace de deux jours, la barbarie a fait s’agrandir la liste de héros morts pour la France. Charlie c’est nous, c’est vous, c’est la France, et la France reste debout. Les auteurs de l’attentat du 7 janvier 2015 ne gagneront pas. Charlie Hebdo n’est pas mort. La liberté d’expression ne pliera jamais. La prochaine édition du journal satirique sera tirée à bout portant contre l’infamie terroriste, ce mercredi 14 janvier.
« Parce que le crayon sera toujours au-dessus de la barbarie » (charliehebdo.fr)