Les légendes, c’est bien connu, sont immortelles. Elles traversent les générations sans vaciller, sans faiblir, et même s’il arrive parfois que le temps les effleure, elles n’en demeurent que légèrement déformées, toujours renforcées par les décennies qui défilent. Pink Floyd, légende incontestée de la musique, n’échappe pas à cette règle et le prouve brillamment avec The Endless River, ultime album d’une intimité magistrale, sorti en novembre 2014, après vingt ans d’absence.
Avant d’aller plus loin, autant vous prévenir : je ne serai pas objectif. Avec Pink Floyd, quand on aime la musique sous toutes ses formes, c’est au-delà de nos forces. De Atom Heart Mother à The Wall en passant par Pipers at the Gate of Dawn, le groupe britannique a toujours été au rendez-vous de l’innovation musicale, dans une démarche jamais prétentieuse et toujours audacieuse. Comment demeurer impartial quand la voix de Roger Waters, bassiste au jeu intelligent et auteur de textes puissants, à l’origine du cultissime projet The Wall, atteint le niveau sept de l’échelle de Richter, et quand le génie de soliste comme de riffeur de David Gilmour rejoint les sommets les plus lointains, bourrés d’effets hypnotiques et mélodieux ? Comment garder son calme quand on passe du psychédélisme au blues, quand le punk côtoie dans une même œuvre le disco ou quand les prestations live, à Pompéi comme dans des stades, sont restées dans les mémoires du rock comme des shows théâtralisés, millimétrés et énergiques ? Pour toutes ces raisons, je m’excuse d’avance pour mon manque d’objectivité dans cette critique. En effet, Pink Floyd fait partie de ces rares groupes qui parlent à tout le monde, et qui nous décrivent d’une manière ou d’une autre.
Ainsi, un vieux gendarme est un jour venu dans mon lycée pour un atelier prévention routière. L’un de ses propos m’avait alors assez bouleversé. Quelque chose comme “Je veux bien admettre que c’est cool un petit joint dans la voiture, à l’arrière, en écoutant Pink Floyd, mais comprenez que c’est dangereux pour votre santé, comme pour les usagers de la route”. Ça m’a énervé, sur le coup : comme si ceux qui écoutaient Pink Floyd devaient être des drogués ! On peut surtout venir prendre dans Pink Floyd sa dose de bonne musique, de gammes pentatoniques savamment utilisées, comme on viendrait écouter de la musique classique. D’ailleurs, même s’il serait hypocrite de ne pas reconnaître que le groupe a accompagné des millions de trips plus ou moins bads depuis les années soixante, il y a tant de manières d’avoir été frappé par Pink Floyd : vos parents l’écoutaient avant vous et vous ont contaminé ? Vous les avez découverts dans votre période dark post-brevet sur un T-Shirt ? A moins que vous ne soyez tombé amoureux d’une troisième qui affichait lourdement son amour pour le groupe, vous obligeant ainsi à les écouter pour la séduire avec plus ou moins de succès (ça marche aussi si vous êtes une fille), ou que vous n’ayez décidé d’améliorer vos notes en anglais pour pouvoir traduire vous-même les paroles de The Wall… Mais revenons en à The Endless River.
J’étais un peu inquiet, quand j’ai appris que Nick Manson et David Gilmour, derniers des Mohicans encore en vie ou désireux de participer à l’aventure, allait sortir LE dernier album du groupe. D’abord parce que “dernier”, ça fait peur, et ensuite parce que cela induit de ne pas être déçu, sinon – sans mauvais jeu de mot – cette fin reste sur notre faim. Finalement, nulle raison de s’inquiéter : The Endless River est un concentré de la belle odyssée musicale qu’est Pink Floyd : on y retrouve des airs planants, de trop rares paroles poétiques et nostalgiques, des solos déchirants charpentés en bends et slides, des envolées au piano, des moments de solitude et des silences évasifs. “It’s louder than words” peut-on entendre dans la dernière chanson. J’aurais peut-être dû appliquer ces vers à cette critique et vous laisser seuls juges d’un album qui nous rappelle pourquoi on aime ce groupe mythique, qui donne envie de se replonger dans des albums plus anciens et qui pose une ultime interrogation : The Endless River est-il le résumé d’un demi-siècle d’existence ou est-ce la dernière pierre à l’édifice d’un groupe qui aime briser les murs ?