Kurt Cobain, Lana Del Rey, Laurent Garnier, Scratch Lee Perry… et tellement d’autres. Leur point commun ? Musicalement vous en trouverez peu… Mais tous sont passés sous l’habile objectif de Richard Bellia, qui, depuis maintenant une trentaine d’année, se plaît à photographier les grands musiciens qui croisent son chemin. Traversant l’Europe, de festivals en festivals, et jouant le rôle de témoin privilégié d’une culture musicale variée et éclectique, Richard Bellia est un des photographes les plus intéressants et talentueux de sa génération dans le milieu musical. Apôtre de la photographie argentique, Richard Bellia arrive parfaitement à décloisonner la culture, et témoigne à travers ses clichés d’une musique plurielle. Nous l’avons rencontré. Echange avec un artiste qui photographie les artistes.
Parlons d’abord technique photographique. C’est en 1980 que vous rencontrez pour la première fois, totalement par hasard, chez un ami, un soir, la photographie. Quelques mois plus tard, c’est lors d’un concert des Cure que vous décidez de devenir photographe musical. Trente ans plus tard, votre passion pour le technique argentique ne vous a pas quitté, malgré l’arrivée fracassante et massive du numérique, que vous avez parfois utilisé. Mais le numérique ne semble pas vous avoir convaincu. Expliquez-nous.
Richard Bellia : Les photos que j’ai faites au numérique, je les ai placées à côté de celles que je fais d’ordinaire, et immédiatement elles sont ultra moches… […] J’ai fait deux-trois photos qui sont vraiment biens (au numérique), [mais] c’est la pire chose possible qui puisse arriver à un photographe.
Il y a des dizaines, des centaines de manières de faire de l’image qui existent – avec son téléphone, en raw, etc.. – OK, très bien. Au final tu te retrouves avec des 1 et des 0 sur ton disque dur, en très grande quantité. [Mais] ce ne sont que des images ; pas des photos. Ce n’est pas la même chose, sinon y aurait pas deux mots différents. Et ceux qui s’achètent un appareil photo numérique, et qui après utilisent Photoshop…tu peux arrêter d’utiliser le mot photo là : il fait des images, et son logiciel de traitement d’image, il fait des images.
L’appareil photo numérique, c’est un appareil magnifique qui fonctionne comme un scanner à ciel ouvert, qui prend de l’information en face comme ça et qui transforme la lumière en quantité électrique. Et donc qui après va restituer ces quantités de rouge, de vert, de jaune, et ces informations vont servir à l’imprimeur pour imprimer, ou à l’écran pour te restituer l’information. En fait, [..] la photographie numérique, c’est incroyable techniquement.
Mais malgré ces ‘avantages’, [le numérique] laisse un sacré inconvénient derrière lui, et, c’est ce à quoi, nous les photographes argentiques, on est attaché : la photographie argentique, c’est de la matière – alors que tout ce qui est numérisé, ce n’est plus que des 1 et des 0 les uns à la suite des autres, en pagaille. Tu peux en avoir des gigas, des mégas…mais au final tu n’as que des informations qui sont les unes à côté des autres – d’une infinie précision certes, c’est fou, mais tu n’as pas de matière.
La photo numérique c’est comme […] la vanille de synthèse : tu as l’impression qu’il y a de la vanille alors qu’il n’y en a pas… En argentique, nous avons de l’épaisseur parce que la photographie c’est de la chimie, et que le produit chimique qui est sur la pellicule, ce n’est pas une couche, c’est plusieurs couches. Et si c’est plusieurs couches, c’est pas pour faire le malin, c’est pour avoir des enregistrements différents pour avoir des informations différentes – c’est ce qu’on appelle les hautes et les basses lumières.
Et de la même manière, quand après on fait le tirage, on fait la projection de ces différentes couches en une fois sur du papier, qui lui même a plusieurs couches, et avec le travail de la lumière en tant que matière, on arrive à travailler sur un vrai rendu photo. L’épaisseur – tant sur le papier photo que sur la pellicule – sert en effet à enregistrer différentes gammes de lumière. Et renoncer à cela, c’est le prix à payer pour rentrer dans le merveilleux monde du numérique.
On dit que [les utilisateurs] « immortalisent l’instant »… mais jusqu’à ce qu’ils le perdent, jusqu’à ce qu’ils consultent leurs disques et se rendent compte que leurs sauvegardes ne sont plus compatibles avec un nouveau matériel… Ce qui doit ressortir de ça, c’est que le rendu final est moins bien, et cet argument unique devrait suffire.
Maze : Outre la critique artistique que vous venez de nous argumenter, dans votre choix technique, on relève parfois dans vos propos une remise en cause de cette course à la technologie numérique amorcée. Pourquoi ?
R.B. : Ça coûte horriblement cher, et quand je discute avec mes copains photographes qui font du numérique, c’est assez fréquent dans la conversation qu’il y en ait un qui dise « oui, tiens, faut que je change de zoom », « tiens je vais changer le truc puisque là, il commence à être un peu vieux » etc, etc. Et les gars se font proposer des offres de reprise par la marque. C’est un énormissime commerce pour la quantité de photos qui sort au final, je trouve.
Maze : Si nous quittons le domaine de la technique artistique dont vous êtes maître, comment analyseriez-vous l’évolution du milieu musical, que vous suivez et avec lequel vous travaillez depuis longtemps ? Quelle évolution percevez-vous ?
R.B. : Technique essentiellement. L’évolution est essentiellement technique. Par exemple, la drum’n’bass n’est apparue qu’au moment où est née cette fonction avec laquelle on pouvait depitcher sur les samplers sans changer la tonalité, et obtenir un truc très rapide. C’est un exemple typique d’une musique qu’on ne pouvait pas faire avant puisqu’il n’y avait pas le matériel pour le faire.
Et aussi maintenant, si un musicien joue faux, on peut le remettre droit, sans que cela soit très compliqué, avec une machine qui s’appelle auto tune, par exemple. Et donc, du coup, ça donne une musique sans fausse note dans un disque et du coup un peu plate, alors que si tu écoutes les vieux disques, les gars faisaient des erreurs […], des collages, et tu tombes sur des coups de ciseaux de sauvage. Et ça fait partie de la pièce, de l’oeuvre, enfin de l’enregistrement.
Maze : Vous êtes un spectateur averti de « l’industrie musicale » qui a fortement évolué depuis ces trois dernières décennies. Les médias, qui suivent les changements économico-structurels, nous annoncent souvent « la mort du disque ». Quelle est votre approche de cette industrie particulière ?
R.B. : C’est un business qui a moins d’argent. Combien de groupes vivaient de leur musique en 1980 ? en 1985 ? C’est en 1985 que les lecteurs CD ont vraiment été démocratisés Et ça a duré une quinzaine d’années pendant lesquelles ils revendaient la musique, en la compilant, la recompilant, faisant des ‘best of’, des ‘lives’…
Si par exemple tu regardes la discographie de Cure c’est, je crois, dix albums, mais au total, les albums disponibles des Cure, en tout y en a 25.
En fait, ça n’a jamais été vraiment rentable la musique. Mais maintenant on dit « la musique c’est pas rentable puisque les gens écoutent en streaming.
C’est vrai qu’avant, même s’ils gagnaient peu sur des sorties vraiment intéressantes, ils se rattrapaient sur des énormes [succès commerciaux] qu’on entendait toute la journée à la radio… Mais aujourd’hui, même les trucs exclusivement destinés à générer du fric n’en rapportent plus. C’est ça leur problème, même Lady Gaga ne rapporte plus grand chose.
Maze : Nous souhaiterions vous interroger maintenant sur l’évolution, non pas du monde musical que vous suivez, mais sur cette de votre métier de photographe, indépendamment du support technique utilisé. Vous êtes un photographe engagé, indépendant, qui auto-édite ses propres livres, dans sa collection « Un œil sur la musique ». N’avez-vous pas fait là un pari risqué ?
R.B. : Le choix de l’indépendance, c’est à ranger au rayon des bonnes idées, pour une raison simple, c’est que sortir des bouquins sur la musique, c’est un marché de niche.
Les éditeurs, c’est du très gros, et c’est du très lourd : [c’est une gestion très importante, des coûts monstrueux, la recherche de la rentabilité.] L’éditeur doit payer le photographe, mais aussi ses fournisseurs, sa distribution… Et son livre a une durée de vie très courte : il est dans les magasins et très vite on le change… Tout cela est très compliqué à gérer ; notamment avec de gros livres.
Sinon, quand tu décides de vendre des photos de musique… Il y a combien d’argent à prendre à l’année en France à ton avis ? Mets-toi devant un grand kiosque à journaux, et regarde toutes les pages consacrées à la musique. Deux pages [au grand total] dans Télérama, les Inrocks, Rock’n’Folk, et le Nouvel Obs… Ça y est, tu les as tous faits… Calcule le gâteau qu’il y a prendre : il n’y en a pas !
[Si aujourd’hui je peux me présenter comme photographe de métier, c’est que grâce à mes trente ans de carrière, je me suis constitué] un fond d’archive qui est assez important. Donc mon métier peut se séparer en deux : les photographies que je prends maintenant et la gestion de mes archives.
Maze : La chose la plus impressionnante qui ressort quand on regarde vos photographies, c’est cette richesse et cette variété dont vous faites preuve dans vos sujets. Avez-vous la même approche photographique et artistique d’une chanteuse comme Lana Del Rey ou d’un DJ comme Laurent Garnier ?
R.B. : Oui l’approche est essentielle et varie énormément : le matériel, la lumière, la prise de vue.. Il faut vraiment veiller à son modèle : qu’a-t-il dans les yeux ? Il faut que ton modèle te regarde, qu’il participe, et que ta photographie attrape ce dialogue, cet échange… C’est un dialogue. Le regard amène quelque part, dit quelque chose…
Je vais toujours d’abord chercher quelque chose dans l’oeil de mon modèle. Et après seulement, je cherche un cadrage.
Maze : Vous êtes-vous déjà senti influencé par le travail d’autres photographes ?
R.B. : Non, je ne me sens pas ‘influencé’. En revanche, des approches plus techniques de la photographie sont extrêmement intéressantes : je m’y intéresse vivement. Comment tel photographe travaille-t-il son noir ? Son flou ? Ses effets de lumière ?
En fait…je ne fais pas très attention au travail des autres… Pour moi être fan de quelqu’un, ça reviendrait à l’avoir découvert, à le suivre, etc.
Puis ils sont presque tous passés au numérique […]… Et ça je n’arrive pas du tout à m’y intéresser !
Maze : Pourriez-vous me dire quels sont les trois lives qui vous ont le plus marqué ?
R.B. : Tu veux que je te fasse regretter des concerts ? Les Smiths c’était vraiment bien, tout comme les Stranglers, vachement bien. Et actuellement, un groupe anglais qui s’appelle Fat White Family, vraiment eux ils sont fortiches.
Un Grand merci à Richard Bellia, pour le temps qu’il m’a consacré, sa relecture et le don des deux photographies qu’il nous a confiées.
Et n’oubliez pas,
Vous pouvez retrouver son travail :
- sur sa page Facebook
- sur son site internet
- mais également dans ses différents ouvrages “Un Oeil sur la musique”
Nous souhaiterions également remercier le photographe lyonnais Guillaume Ducreux qui a eu la gentillesse de nous prêter un de ses clichés de Bellia. Nous vous recommandons fortement son travail, qui est à découvrir sur son site ici.