Le jeudi 9 Octobre, l’académie Nobel réunie à Stockholm a décerné le prix Nobel de littérature à l’écrivain français Patrick Modiano « pour son art de la mémoire, avec lequel il a évoqué les destinés les plus insaisissables, et dévoilé le monde de l’Occupation ». A 69 ans, le romancier devient ainsi le quinzième Français à recevoir la prestigieuse récompense, six ans après Jean-Marie Gustave Le Clézio.
Il prouve ainsi que oui, la Littérature française continue de battre et de rayonner.
- Modiano, avant la plume
Patrick Modiano est né le 30 Juillet 1945 à Boulogne-Billancourt. Il est le fils d’une comédienne flamande et d’un juif qui se sont rencontrés dans le Paris de l’Occupation. Ces origines familiales disparates hantent Modiano et son œuvre, en particulier son roman autobiographique Un Pedigree (2005). Il se considère comme « une plante née du fumier de l’Occupation » et les années noires seront présentes dans la majorité de ses romans, soit comme cadre temporel, soit comme fantôme d’un passé qui hante les personnages.
Enfant et adolescent, Patrick Modiano est mis à l’écart par ses parents, surtout par sa mère qu’il décrit d’ailleurs comme « une jolie fille au cœur sec ». A l’âge de 15 ans, sa rencontre avec Raymond Queneau marque un tournant. En effet, l’écrivain cofondateur de l’Oulipo prend le jeune Modiano sous son aile et l’introduira plus tard dans les cercles littéraires. En 1968, La Place de l’Etoile, premier roman, marque pour Patrick Modiano le début d’une carrière littéraire riche et récompensée à plusieurs reprises jusqu’à cet automne où il obtient (enfin ?) la distinction la plus haute.
- Modiano, une écriture simple et puissante
La langue de Patrick Modiano est claire avant tout. Les idées s’enchaînent avec une grande fluidité et toutes les phrases glissent, naturelles et évidentes. Même les descriptions sont amenées comme des éléments centraux de l’intrigue. Rien n’est laissé au hasard. Voilà une première caractéristique de Modiano ; une écriture rigoureusement travaillée qui nous parvient cependant sans que l’on perçoive l’effort qui la précède. Seulement et simplement le résultat.
Ce ton simple et concis traduit de la part des personnages une grande lucidité sur le monde qui les entoure. Cependant, celle-ci se double souvent d’une incompréhension et d’un profond sentiment de solitude. Cette solitude est unique, c’est sans nul doute celle de Modiano qui se sent si proche, au début de Un Pedigree, du petit chien de sa mère, délaissé par cette dernière et qui se jettera par une fenêtre. Dans les romans de Modiano, la solitude pousse alors les personnages, adultes, vers la recherche d’un passé disparu. Et c’est ainsi que surgit un nouveau thème cher à l’écrivain et souligné par l’académie Nobel : la mémoire. En effet, la quête des souvenirs est essentielle dans les romans de Modiano qui va jusqu’au cas le plus extrême dans Rue des Boutiques Obscures (1978) où le narrateur amnésique a toute une vie à retrouver. Finalement, toute l’écriture de Patrick Modiano ressemble à un long souvenir lisse marqué seulement par les soubresauts d’existences fractionnaires que les personnages s’attachent à compléter, pièces par pièces.
Cette quête identitaire des personnages ramène souvent Modiano à la période de l’Occupation. Même s’il est né en 1945, après la Libération, on sent de la part de l’auteur une volonté de dévoiler ces années en rendant compte de leur complexité qui tend parfois même vers l’absurde. La Place de l’Etoile par exemple, est empreint d’une rage et d’une incompréhension du narrateur, qui doit être celle de l’auteur, face à la violence et la haine des années d’Occupation. En effet, les premiers romans sont véritablement hantés par l’ombre de ces années noires qui semblent totalement inconcevables. Pour Modiano, il s’agit également de souligner les paradoxes, les incohérences de cette période, comme semble l’être pour lui, la rencontre de ses parents. Dans La Ronde de Nuit (1969), le narrateur appartenant à la fois à la Résistance et à la Gestapo est un exemple de personnage double, une de ces « destinées les plus insaisissables » que Modiano est l’un des rares à oser ainsi mettre en lumière.
Finalement, la quête du passé se transforme dans les romans de Patrick Modiano en errance. Une errance d’abord sombre et mystérieuse qui prend parfois les airs d’une enquête policière comme dans Dora Bruder, grand succès de 1997. Il s’agit ensuite d’une errance à travers une ville : Paris. En effet, que les lieux soient réels et décrits avec exactitude ou qu’ils soient plutôt des souvenirs mi-déformés, mi-fantasmés de l’auteur, ils restent indissociables des intrigues et des personnages des romans de Modiano. Ce Paris n’est pas un simple cadre, – je le répète, chez Modiano, rien n’est vraiment laissé au hasard – dans chaque roman, pour chaque personnage, la capitale est réinventée. A la fois constante et immuable et pourtant sans cesse éclairée sous un angle nouveau, elle fait partie intégrante de l’intrigue et résonne de mémoires. Chaque lieu porte une signification personnelle et reflète, par ses évolutions, la fuite du temps en avant tandis que les personnages se débattent à contre-courant pour retrouver leur passé.
L’œuvre de Patrick Modiano est donc simple en ce qu’elle met en scène des personnages vraisemblables, aux préoccupations facilement concevables. Cependant, l’écrivain relève le défi de rendre dans ses pages le fantôme du passé qui plane sur chaque existence et rend celle-ci soudainement indéfinissable et disloquée. Ces infiltrations permanentes des souvenirs, ces personnages lancés dans la recherche d’un passé avec lequel ils semblent vouloir réparer leur présent, ces errances à travers les lieux qui n’ont de sens que pour le narrateur… Voilà ce qui rend l’œuvre de Patrick Modiano touchante et poétique, et voilà certainement ce que l’académie Nobel a voulu récompenser dans la littérature discrète du romancier français.