ART

À la rencontre de Thomas Jolly

Henry VI, l’impressionnante trilogie de Shakespeare, est composée de trois parties et le nombre de fois où elle a été montée en intégralité se compte sur les doigts de la main.
Thomas Jolly, trente-deux ans, s’est lancé dans le projet fou de la mettre en scène. Après cinq ans à penser Henry VI, à respirer Henry VI et à vivre Henry VI, les répétitions se terminent et l’intégralité du spectacle sera présentée au festival d’Avignon en juillet. Ce qui en fait l’originalité ? Entractes compris, nous embarquons pour dix-huit heures de « traversée » historique ! Ce spectacle, récompensé par le prix Beaumarchais, est à ne manquer sous aucun prétexte. En résidence à Cherbourg (Manche) en mai et juin pour créer la toute dernière partie, Thomas Jolly a accepté de répondre à nos questions et nous fait découvrir les coulisses de la création…

thomas jolly

© Chloé Le Drezen

 

Pourquoi avoir choisi de monter Henry VI ?

Qu’est-ce qui fait qu’on choisit de monter une pièce ? Et bien c’est un peu comme l’amour, vraiment. C’est la première comparaison qui me vient. On ne choisit pas de qui on tombe amoureux, quand on tombe amoureux. Des fois ce n’est pas le moment, des fois ce n’est pas pratique, des fois ce n’est pas le plus simple, mais c’est la naissance du désir. Quand je lis du théâtre, c’est la même chose. Il y a des pièces que je lis et il n’y a pas de désir qui advient et puis d’autres oui. L’amour c’est la même chose, pourquoi est-ce qu’on tombe amoureux de quelqu’un ? Après on comprend, tout un tas de raisons qui font que tout d’un coup c’est cette personne là qui devient l’objet du désir.

J’ai découvert Henry VI en 2004 quand j’étais élève à l’école du TNB. On a fait un atelier sur Henry VI et Richard III avec une intervenante. À l’époque, je découvre cette trilogie et je m’éclate en tant qu’acteur à jouer quelques extraits. Ensuite, en 2009, je ne savais pas trop quoi faire et où j’étais un peu seul et désargenté, j’ai décidé de passer mon été à relire toutes les pièces de Shakespeare. Je relis donc Henry VI et là, pour une raison assez obscure à l’époque, je me dis : “Merde, j’ai envie de monter Henry VI.” Et c’est vraiment ce que je me suis dit. Merde parce que c’est un désir qui naît en moi, il est irrépressible, je ne peux pas aller contre. Merde parce que c’est trop gros. À l’époque, j’avais 26 ans. C’est trop gros, trop grand, trop infaisable, trop de personnages, ça va coûter trop cher, je n’y arriverais jamais. Mais le problème c’est que le désir est là. Je me suis accroché à ça.

Après j’ai compris pourquoi j’avais envie de la monter. D’abord parce que Henry VI contient à peu près tout ce que le théâtre peut permettre à un metteur en scène, à des acteurs et à une équipe technique artistique pour la scénographie, la lumière et la musique. Parce qu’il y a tous les registres. C’est un terrain de jeu fabuleux que j’avais envie d’explorer. La deuxième raison c’est tout ce que ça raconte. Je suis assez fasciné par ces trois pièces qui relatent cinquante ans du règne d’Henry VI : cinquante ans de la vie d’un royaume, avec un règne à cheval entre le Moyen-Âge et la Renaissance. Il y a donc un monde en mouvement et ça me semblait intéressant de travailler dessus. Enfin la dernière raison, c’est celle qui me poussait à poser dans la réalité un spectacle infaisable. J’avais envie de faire un ovni, une pièce qui dépasserait du cadre et du calibrage de toutes les autres qu’on peut voir (il y a des choses magnifiques, je ne dis pas le contraire). Aussi pour montrer que le théâtre peut proposer ça et que le public a la curiosité et l’envie. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé.

Et quelles ont été les contraintes d’un spectacle aussi long ?

Le désir donne des idées et on se projette beaucoup donc artistiquement ce n’est pas trop contraignant, mais la vraie contrainte a été économique. Il fallait un grand nombre d’acteurs (ils sont vingt et un), de nombreux techniciens. Ça coûte de l’argent et c’est bien normal. C’est un vrai métier, les acteurs et les techniciens font un métier pour lequel ils doivent être rémunérés, c’est bon de le rappeler en ce moment. Pour Henry VI, j’y ai tenu de la première heure de répétition à la dernière : toute l’équipe est rémunérée. Cette masse salariale de l’équipe, multipliée par le temps qu’il faudrait pour monter Henry VI créée du coup une économie monstrueuse que je n’avais absolument pas les moyens de réaliser.

J’ai donc choisi de couper la création en plusieurs temps pour pouvoir, au fur et à mesure des années, convaincre puis gagner la confiance de producteurs. Les faire venir, et montrer notre travail, pour qu’ils puissent ensuite s’engager dans le spectacle. Du coup, on a notamment pu créer le Cycle 1 grâce à la Scène Nationale de Cherbourg en janvier 2012, Cycle 1 qui est la moitié des trois pièces. Et maintenant, pour juillet 2014 à Avignon, on a eu l’occasion de pouvoir monter le Cycle 2.

Après, les contraintes sont rigolotes aussi. Par exemple, quand on est une équipe de quarante-cinq, il faut bien loger quelque part, pouvoir tous se déplacer, il faut qu’il y ait un grand plateau… Il y a beaucoup de contraintes dues à l’environnement qu’un tel projet, nécessitant tant de personnes requiert. Il y en a aussi beaucoup d’autres mais les premières sont celles-ci.

Comment s’est fait le casting de tous ces acteurs ?

Alors, il a été délicat parce qu’il y a plus de deux cent personnages. Il faudrait que je m’amuse un jour à les compter mais d’après les costumes il y a environ quatre cent silhouettes dans le spectacle. Évidemment, je ne peux pas avoir quatre cent acteurs. Pour autant, il fallait que je calcule combien d’acteurs il fallait au minimum pour que l’histoire soit compréhensible (ce qui était une de mes priorités). Je me suis arrêté sur vingt et un, qui me semble être le nombre idéal pour à la fois la compréhension (puisque chaque acteur change de personnages) et pour le repos des acteurs. Au final le spectacle dure dix-huit heures, il faut aussi qu’il y ait des temps de pause.

Une autre contrainte était de me dire qu’il fallait des acteurs jeunes et plus âgés, pour une nouvelle générations de Henry VI qui chasse une ancienne génération.

Il y a eu plusieurs choses pour trouver la bonne équipe d’acteurs. Tout d’abord, il y a les acteurs qui sont dans la Piccola Familia avec qui je travaille depuis le début. Puis les jeunes acteurs que j’avais pu rencontrer en donnant des stages à l’école du TNB, au conservatoire de Rouen, à Caen… Il y a eu aussi des acteurs que j’avais vu jouer et des acteurs qui sont venus me voir ou qui m’ont appelé, sachant que j’allais monter Henry VI. Pour certains acteurs, c’est un peu la pièce impossible. Ça n’arrive quasiment jamais qu’elle soit montée en intégralité donc quand quelqu’un le fait, ça crée forcément une curiosité, l’étonnement et donc l’intérêt. À partir de ça j’ai fait des lectures, différents temps de travail et au bout d’un moment les vingt et un étaient trouvés, c’était eux. Trois ans après j’en suis toujours aussi ému, surpris et amoureux de tous, théâtralement parlant.

 Est-ce que ça n’a pas été difficile de convaincre les acteurs de travailler aussi longtemps sur ce projet ?

Alors ça n’a pas été difficile de les convaincre mais j’ai toujours regretté de ne pas pouvoir leur dire dès le départ qu’on irait jusqu’au bout. L’engagement qu’ils m’ont donné est presque un cadeau, de se lancer avec moi dans cette aventure folle sans savoir si nous irions jusqu’au bout. C’est une belle preuve de confiance et de foi dans mon travail.

Dès le départ je pense qu’il y a eu un très fort désir. De toute façon je crois que quand on est acteur on ne peut pas rechigner à travailler dans Henry VI. C’est tellement luxuriant, puissant, drôle… C’est une saga donc je pense qu’il y a un caractère très séduisant pour les acteurs. Après, c’était un pari qu’ils devaient faire avec moi. Ils l’ont fait, je ne les remercierai jamais assez pour ça, parce qu’aujourd’hui on arrive au terme de l’aventure et on est toujours tous ensemble.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans le théâtre ?

Alors, je reviens dans mes souvenirs… Je pense qu’au départ c’est simplement l’idée du déguisement ou du jeu d’enfant. S’amuser à enfiler des costumes, à se prendre pour, à faire comme si, à faire semblant que… Je ne sais faire que ça, je n’ai pas appris d’autre métier. J’ai commencé le théâtre quand j’étais en cinquième dans un atelier hebdomadaire, au lycée j’étais en option théâtre, après la fac j’étais en études théâtrales, plus en études conservatoires de théâtre, école nationale supérieure d’arts dramatiques… Je ne sais vraiment pas faire autre chose. À un moment donné je me suis interrogé sur le chemin que je prenais, où le loisir devenait une passion et un projet professionnel. Je crois que je me suis inscrit dedans de manière professionnelle parce que j’ai la sensation, sur le plateau, de pouvoir être vraiment moi même. C’est paradoxal parce que ce ne sont pas mes mots, ce ne sont pas mes vêtements, je suis dans un décor, je suis devant des gens… C’est normalement un frein qui pousse à composer quelque chose, or c’est l’inverse. Je crois que je suis beaucoup plus proche de moi sur un plateau de théâtre devant mille spectateurs qu’ici ou avec mes amis au café. C’est une sorte de parcours qu’on fait sur soi-même. Par exemple, travailler Shakespeare en tant qu’acteur, c’est s’interroger sur comment fonctionnent nos émotions, nos sentiments, notre corps… C’est se réinterroger sur beaucoup de concepts aussi car l’étape suivante a été que le théâtre m’est devenu une nécessité parce qu’il répond pour moi à un besoin humain de se réunir, de se raconter des histoires, qu’il est utile à la société et qu’il doit continuer à l’être de plus en plus. Non seulement parce que c’est du service public mais aussi parce qu’on invente des iPhones, des tablettes, des ordinateurs, des télés… On invente plein d’écrans, mais on ne remplacera jamais le contact de l’être vivant à l’être vivant. Le théâtre est le seul art où de vraies personnes parlent à d’autres vraies personnes qui les écoutent. Ça ne se remplacera jamais. C’est le même principe qu’une mère qui raconte une histoire à son enfant le soir. C’est je crois une nécessité d’être ouvert, un besoin de se raconter des histoires et de se réunir pour ça. Voilà pourquoi j’ai continué à faire du théâtre !

Et donc à Avignon le spectacle sera joué pour la première fois dans son intégralité, est-ce que ça ne vous fait pas un peu peur ?

Alors la première chose c’est qu’enfin, on arrive au bout d’Henry VI  ! C’est une émotion très grande qui ne me fait absolument pas peur mais qui, au contraire, me réjouit. Chaque jour de répétition qui passe, où je m’approche de plus en plus de la fin, je suis ému de voir enfin exister cet objet que je monte quand même depuis quatre ans. Après, Avignon est l’endroit où ce spectacle pouvait naître de la meilleure manière. C’est un festival et ce côté festif me plaît beaucoup et puis c’est un endroit un peu isolé. Il n’y a pas les horaires, les métros, le boulot… Il n’y a pas les contraintes qu’on a. Les spectateurs viennent à Avignon pour passer du temps devant des spectacles. Ça tombe bien, le nôtre dure dix-huit heures ! Pour l’instant je ne suis pas trop stressé, parce que dès que je commence à m’angoisser je mets de la joie qui contre la frayeur et l’appréhension. Je crois que c’est ça qui va prendre le pas : la joie d’être arrivé au terme d’une œuvre aussi monstrueuse et de voir naître le monstre !

Et que comptez-vous faire après Henry VI ?

Après je vais faire une dépression ! Bon, on le sait déjà, il y a une grande tournée prévue jusqu’au moins l’automne 2015. C’est hyper heureux parce que ça veut dire qu’on a pas trimé pendant quatre ans pour le jouer deux fois. Il va exister, avoir sa vie propre, pouvoir se déployer sur de nombreuses scènes de France pendant un an et demi. En plus, il se déploie déjà depuis deux ans sur les plateaux. Donc il faut laisser le temps à ce spectacle de vivre sa vie et je lui souhaite la vie la plus longue qui soit.

Après, c’est assez énigmatique pour l’instant. Quoi faire après ? Comment rebondir, comment retrouver la même force ? Parce que je me suis un peu tiré une balle dans le pied tout seul ! En ayant fait Henry VI à trente ans, on pourrait se demander quoi faire de mieux, de plus gros, de plus intéressant, de plus foisonnant… À l’heure où on se parle j’ai la tête dans le guidon mais je suis certain qu’il y a encore de quoi faire. Des œuvres formidables à monter, pas forcément longues parce qu’il y a un autre plaisir qui naît d’une œuvre plus courte, avec moins d’acteurs peut-être ou tout autant… Je sais que je ne peux pas partir à la retraite ni changer de métier, parce qu’encore une fois je ne sais rien faire d’autre. Mais pour l’instant je n’en sais rien du tout…

Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions !

Grande lectrice et blogueuse littéraire. Avis sur un grand nombre de livres, interviews d'auteurs mais aussi de personnages sur Les Mondes de Clèm : http://lesmondesdeclem.blogspot.fr/

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