LITTÉRATURE

Philippe Jaccottet, le poète de lumière

Nous ouvrons pour cette édition de juin 2014 cette nouvelle rubrique : “Un mois, un auteur”. Nous découvrirons chaque mois un auteur et un ou plusieurs de ses ouvrages aux travers de quelques extraits et commentaires. Un moyen de rencontrer des textes et à travers ceux-ci de rencontrer leurs auteurs. Nous commençons ce mois-ci avec Philippe Jaccottet.

Philippe Jaccottet – crédit ©Louis Monnier / Gamma

Philippe Jaccottet – crédit ©Louis Monnier / Gamma

Philippe Jaccottet est né le 30 juin 1925 à Moudon, c’est un poète, écrivain, critique littéraire et traducteur suisse vaudois. Il a écrit un grand nombre de recueils, citons entre autres A la lumière d’hiver, Nuages, L’Effraie et le grand regroupement d’écrits, poèmes et notes dans un ouvrage intitulé Et l’encre serait de l’ombre. Il a traduit entre autres : l’Odyssée, les œuvres de Robert Musil, d’Höderlin, de Rainer Maria Rilke pour les plus fameux.

Philippe Jaccottet est un poète humble, humain, simple, habitant de l’ombre et de la lumière, toujours en quête de la magie du quotidien, du Dieu qui se cache sous cette pierre sur le bord d’un chemin, comme l’aurait dit Rilke. Toujours à l’attente de la lumière, il trouve son repos dans l’entre-ouvert par l’écart entre le jour et la nuit, l’aube et le crépuscule, entre la ville et la nature, le jardin. Poétique du contraire, poétique de lumière à l’image de son dernier ouvrage paru aux éditions Le Bruit du temps en 2013 : Taches de soleil, ou d’ombre dont voici deux courts extraits :

“Ressayer encore, sinon, plus rien ne tiendra. Mais ce mouvement n’est plus naturel ; on sait trop de choses, on se heurte à trop de choses. Ces rêves dans lesquels on essaie en vain de gravir des pentes trop abruptes. Eh bien ! repartons quand même de tout en bas, les larmes aux yeux, le cœur plus grand que sa cage, et les oreilles fermées à toutes sollicitations et insinuations du dehors. Il devait venir un moment où tout s’éclaire. Mais les moindres bruits me distraient, surtout les plus familiers.”

“Entre tant d’autres, ce vers admirable de Baudelaire : “L’empire familier des ténèbres futures”… L’ardeur qui peut nous guider vers l’inconnu, l’obscurité espérée et crainte tout à la fois. Ce qui était d’abord un tableau quelque peu pittoresque ou une scène de ballet (Bohémiens en voyage), soudain l’immensité l’absorbe, l’envahit. Mais nul besoin pour cela de rompre le vers, d’enfler la voix : il suffit d’être possédé par le songe dans ses profondeurs et de savoir trouver l’accord de ces quatre mots.”

Ces quelques phrases qui datent de 1952 et 1958 constituent un point de départ à l’œuvre du poète. On y découvre son extrême sensibilité et son rapport à la voix, à l’oralité, à la “parole souffle” (Jean-Michel Maulpoix) qui s’apparente à la respiration. Le poème serait un moyen d’enfler la voix, de se tenir au plus près d’elle et de la respiration, de l’existence même. Mais on y remarque aussi sa sévérité face à l’écriture, à l’éternel recommencement que celle-ci implique mais qui la rend si unique, ce rêve qu’est l’écriture, qui nous envoie au sommet ou nous précipite dans le gouffre, mais toujours avec la force de se relever et de dépasser : d’être un rêveur. Le poète, ce rêveur éveillé.

On trouve dans un texte intitulé “Le Cerisier” dans Cahiers de verdures ce qu’on pourrait voir comme ce qu’est l’écriture poétique, non pas sa définition, car comment définir la poésie, mais plutôt ce que celle-ci inspire au poète et au lecteur. Voici ces quelques lignes, cette “définition poétique” pour forcer l’impossibilité de donner une simple définition :

“Je pense quelquefois que si j’écris encore, c’est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. Qu’un peu de cette poussière s’allume dans un regard, c’est sans doute ce qui nous trouble, nous enchante ou nous égare le plus ; mais c’est, tout bien réfléchi, moins étrange que de surprendre son éclat, ou le reflet de cet éclat fragmenté, dans la nature. Du moins ces reflets auront-ils été pour moi l’origine de bien des rêveries, pas toujours absolument infertiles.”

Que dire de plus que ces quelques mots lumineux posés sur l’ombre de la page blanche. Il est saisissant de voir comment le poète parle ici aussi bien de l’écriture que de la lecture. Écriture comme rassemblement de fragments plus ou moins lumineux et lecture comme une poussière qui s’allume. Mais au-delà de tout, l’expérience poétique dans le sein même de la nature. Nature, Terre créatrice de poésie, tel que le déclare Rainer Maria Rilke : “Terre n’est-ce pas ce que tu veux, invisible en nous renaître ?”. Cet amour de la lumière et de la nature, Jean Starobinski l’a noté dans sa Préface au recueil Poésies (1946-1967) en découvrant dans l’œuvre de l’auteur un chemin de confiance un ” amour professé de la lumière, [qu’il] aime assez pour vouloir qu’elle circule dans les mots qu’il trace, et pour veiller à n’écrire aucune ligne qui ne soit pour le lecteur un chemin de clarté”. En témoigne ce poème issu du recueil L’Ignorant :

“Nous habitons une maison légère haut dans les airs

Le vent et la lumière la cloisonnent en se croisant,

Parfois tout est si clair que nous en oublions les ans

Nous volons dans un ciel à chaque porte plus ouvert.

Les arbres sont en bas, l’herbe plus bas, le monde vert,

Scintillant le matin et, quand vient la nuit, s’éteignant,

Et les montagnes qui respirent dans l’éloignement,

Sont si minces que le regard errant passe au travers.

La lumière est bâtie sur un abîme, elle est tremblante,

Hâtons-nous donc de demeurer dans ce vibrant séjour,

Car elle s’enténèbre de poussière en peu de jours

Ou bien elle se brise et tout à coup nous ensanglante.

Porte le locataire dans la terre, toit, servante !

Il a les yeux fermés, nous l’avons trouvé dans la cour,

Si tu lui as donné entre deux portes ton amour,

Descends-le maintenant dans l’humide maison des plantes.”

 

La rêverie sur le jour est indissociable de l’air pour nous, qui ne vivons que de parole, et la poésie, alors, un moyen de recommencer délicatement dans l’air.

Ce dernier passage est tiré de L’Obscurité, un récit de Philippe Jaccottet. Cet écrit se distingue des autres proses de l’écrivain aussi bien par sa longueur que par le genre utilisé. D’autant plus intriguant que l’obscurité est pour Philippe Jaccottet un moment de crise intérieure et de méditation. Partagé en deux parties presque égales, le récit relate dans la première la retrouvaille sinistre et funèbre après de longues années du narrateur et de son maître qui s’agence selon le long monologue du maître au narrateur, qui par moment intervient par pensées. La seconde partie traite quant à elle de la réflexion faite par le narrateur bouleversé, sur la crise de son maître, tentant d’en dénicher les causes mais surtout de ce mettre en quête d’une aide face aux conclusions obscures du maître : “Rien n’est vrai, rien n’est hormis le mal de le savoir”.

“Vous arrivez à temps : ne détachez pas les yeux de la verrière, je vous en prie. Dans quelques minutes vous assisterez à un spectacle dont l’annonce au moins vaut la peine. Nous pouvons parler toutefois : ce n’est d’abord qu’un signal muet.” Je restai donc tourné vers la fenêtre, c’est-à-dire lui tournant le dos à lui ; aussi pensai-je que ces propos ne visaient qu’à pouvoir me parler plus à son aise, comme si je n’étais pas là, ou que ma présence servît de simple prétexte, d’encouragement à monologuer. Moi-même, je me sentis beaucoup plus à l’aise ainsi, tant il me semblait difficile d’affronter l’incompréhensible malheur où je le voyais sombrer. Rien qu’à l’apercevoir, en effet, j’avais compris que mes rêveries des instants précédents avaient été folles, qu’il n’était pas allé se cacher, se terrer dans cette chambre pour une nouvelle naissance, mais par désespoir. Etait-ce donc pour se punir d’avoir vécu lumineusement qu’il avait cherché cette espèce de fosse, dans ce quartier de survivants : comme on éteindrait rageusement un torche dans de la boue ? J’écoutais ses paroles, et je croyais vraiment les voir s’enfoncer dans le voile de cendres, toujours plus sombres et froides, qui voilait la verrière, me faisant penser bizarrement à des personnages de théâtre dont on comprend, lorsqu’ils disparaissent dans un brouillard factice, que c’est leur mort qu’ils acheminent”.

Bien sur, on ne peut se passer de l’ensemble des œuvres dans leur intégralité. Vouloir s’en passer serait pure folie. Ainsi ces quelques extraits nous permettent-ils de goûter précieusement quelques fragments de lumière, d’entendre au loin la parole du jour.

Nous nous retrouvons en Juillet pour parler du critique littéraire et romancier, si peu connu que cela en est triste, Maurice Blanchot et ses œuvres : L’espace Littéraire, Le Livre à Venir, L’Entretien Infini.

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