CINÉMA

La cour de Babel – Haut les coeurs !

Comme une détonation, le long métrage de Julie Bertucelli fait des ravages dans le milieu de nos salles obscures.

Ils ne sont pas beaucoup dans les cours des collèges. Souvent, ils courent ou jouent  alors que nous sommes “déjà bien trop matures pour toutes ces choses là”, c’est entendu. Leurs accents font ricaner, leurs vêtements sont à l’origine de bien des moqueries. Ils sont les “moustiques” que l’on considère avec mépris. Ils ne sont jamais restés qu’entre eux mais tout le monde s’en souvient bien. Ce ne sont pas leurs visages, ce ne sont pas leurs voix, mais ce sont leurs espoirs. C’est eux : les invisibles des invisibles. Aujourd’hui, ces enfants jamais écoutés témoignent grâce à Julie Bertucelli.

A travers leurs témoignages transparaît la dure réalité pour les élèves nouvellement arrivés en France (les ENAF). “Je suis venue ici pour être une femme libre.” Ces mots nous rappellent qu’aujourd’hui encore, l’excision et le mariage forcé ne sont pas très loin (3 millions de femmes par an subissent encore une excision -source OMS 2014-). Entre ces murs, personne n’a d’histoire facile : demandeurs d’asile politique, problèmes financiers importants… Et une fois arrivés, rien n’est moins sûr. Perçus à travers le témoignage touchant des parents lors des rencontres avec la professeure, les doutes des familles sur leurs avenirs et la crainte d’un retour au pays apparaît. Mariam par exemple, va devoir quitter sa classe en cours d’année car elle est forcée de déménager. Elle risque donc d’être dans un lycée sans classe ENAF. Pourtant, ces enfants gardent une sorte d’espoir inconditionnel persuadé d’arriver, un jour, au sommet de leurs ambitions.

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Dans l’Ancien Testament, Babel est le monde d’après le déluge. Les hommes ont l’objectif de construire une tour qui montera jusqu’au ciel. Ils parlent tous la même langue, ont tous le même objectif. C’est l’utopie d’un seul peuple, un monde où toutes les populations se comprennent. Mais voilà, les peuples se séparent et émigrent sur d’autres continents : c’est le début des inégalités, de la barrière des langues. Nous vivons dans un monde où même lorsque l’on parle la même langue, on se ne comprend plus. Mais aujourd’hui, grâce aux professeurs ENAF, grâce aux enfants immigrés et à des artistes comme Julie Bertucelli, des failles apparaissent dans cet individualisme ambiant lorsque dans le film se pose la question de “Pourquoi ne parlons-nous pas tous la même langue ?”. Dans la cour de Babel, les élèves ENAF papillonnent, virevoltent et babillent. Dans la cour de Babel, les élèves ENAF réalisent l’utopie tant convoitée. Dans la cour de Babel, les enfants sont heureux dans leur pluralité.

Celle qui filme cette révolution, c’est Julie Bertucelli. Principalement scénariste de documentaires pour la télévision, elle est celle qui nous avait offert Depuis qu’Otar est parti. Une fiction magnifique récompensée à Cannes et qui avait reçu le prix Marguerite Duras en 2004. Cette réalisatrice engagée est aussi la présidente de la SCAM, une association de défense du documentaire, dont elle est la première femme présidente. Ce nouveau long-métrage est la confirmation de son œil aiguisé et de son engagement pour l’égalité. Un long métrage où le documentaire, genre cinématographique en perdition, reprend toutes ses couleurs et sa vitalité. Les limites du documentaire comme celles par exemple de Nanouk l’esquimau (1924) où plusieurs scènes étaient purement fictives et répétées ainsi que la remise en cause de ce genre avec la question de l’influence de la caméra sur la réalité sont ici, mises à profit. Julie Bertucelli ne cherche pas à dissimuler la caméra mais à lui donner un rôle. Le lien qu’elle crée entre les enfants et la caméra est magique. Pouvant être qualifié de relation, il joue un rôle élémentaire dans l’année scolaire que Julie Bertucelli va filmer. En plus d’être acteurs, ils vont s’essayer réalisateurs et pouvoir être en compétition dans quelques festivals. Une ouverture à la culture qui n’aurait peut être pas pu exister autrement. C’est là que la cinéaste dépasse le rôle de réalisatrice pour apporter une contribution certaine à la vie des enfants.

Filmés avec délicatesse et pudeur, Julie Bertucelli laisse à chacun le temps de parler. Ils sont écoutés et considérés  par cette réalisatrice qui s’était déjà engagée avec son film précédent L’arbre. Elle les filme racontant leurs histoires, écrivant “bonjour” dans leurs langues, les différentes calligraphies en accord sur le tableau blanc. En accord. Ce film c’est surtout ce sentiment : tout est a sa place, bien plus qu’ailleurs. Une mini-société où l’origine, la couleur de peau, l’accent, tout ça, ce n’est pas très important. Un endroit où l’on apprend que toucher une Bible lorsque que l’on est musulman ne va pas te manger la main. Pas plus qu’un Coran ne brûle le chrétien. La juste valeur des choses est de retour.

Plus qu’un documentaire, ce film est un don.

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