ART

Staying Alive

WteggID-mUhb3AtanUh2acvqh7-zA5Nznj6Awbv911g,6dU7nh953_yCOltIIv5QNHtJe8pJmSxMKntVQZfuEGQ

« Nel mezzo del cammin di nostra vita

mi ritrovai per una selva oscura

ché la diritta via era smarrita » (1)

chantait Dante, dans le Chant I de l’Enfer dans La Divine Comédie. Ce passage magnifique apparaît comme un refrain dans la pièce Staying Alive de Dorian Rossel et Delphine Lanza : il circule dans les langues, récité en italien et en français, et parcourt la pièce. Il l’ouvre et la referme, et le point culminant de cette mise en scène a lieu dans une forêt obscure (una selva oscura), qui n’est rien d’autre que le songe récurrent de sa propre existence, de sa mémoire qui revient sans cesse sous la forme d’images. Rester vivant, Staying Alive, pièce à laquelle on assiste mais qu’on ne voit pas. La pièce revient sur la vie d’une actrice, Paola Pagani, qui est consacrée en 2044, et lors de son discours raconte son histoire et le déroulement d’une des pièces qu’elle avait faite trente ans auparavant et qui s’intitulait Staying Alive, pièce qui commençait sur les vers de Dante. Ainsi assistons nous à Staying Alive seulement par morceaux, par bribes, dans la mémoire de l’actrice, mais aussi y assistons-nous entièrement.

« Ce que nous cherchons dans Staying Alive, c’est une attention à l’imperceptible qui émane du quotidien. Le micro-événement de la vie de tous les jours a une puissance dramatique qu’on a tendance à oublier », précise Paola Pagani. Antonio Buil et elle sont les deux acteurs, les deux corps qui dérivent sur la scène à la recherche de l’imperceptible de la vie. La narration de Paola Pagani sur « sa vie possible », raconte plus que la pièce, elle relate sa relation avec Antonio Buil et la question de l’absence de l’être, après la mort de celui-ci. Car Antonio Buil n’est plus, il n’est que là dans la mémoire. Dorian Rossel, dans une interview donnée au Journal de Vidy, nous donne une phrase de Primo Levi (qu’il avait découvert lors de la première création des Due Punti – la compagnie d’Antonio Buil et Paola Pagani) : «  Il y a une phrase de Primo Levi qui m’a marqué (…) : « Ce n’est pas vrai que les souvenirs restent figés dans la mémoire, ils vont à la dérive comme les corps ». Et dans la pièce, les personnages, qui ne sont que souvenirs, que créations, dérivent sur l’espace scéniques accompagnés de leur corps en perpétuel mouvement et de leur voix. Staying alive, « rester vivant » chantait les Bee Gees (le morceau apparaît dans la pièce comme une certaine ode, il s’avère que le rythme est très proche des 100 battements par minute, idéal pour effectuer une réanimation cardio-pulmonaire). Le coeur, symbole engendrant la fiction mais aussi rupture dans le champs du théâtre car il est à l’origine de la disparition finale d’un des personnage. Rester vivant, voilà ce à quoi sont invités les souvenirs et les corps de la pièce.

La pièce a une spécificité tragi-comique, selon l’expression de Hugo, qui va sans arrêt explorer toute la profondeur du langage, mais également tous les registres, s’étendant du plus comique jusqu’au plus tragique et au plus dramatique. Dorian Rossel rajoute à ce propos : « Je suis à la recherche d’un théâtre qui rassemble et donne envie de se questionner, de s’ouvrir aux autres, de se dépasser, d’apprendre, d’aimer, de retourner au théâtre, de sortir de ses préjugés et des pensées figées, d’être plus sensible, d’explorer et de croire en la diversité de l’être humain, et dans le fait qu’il y a toujours une raison de pleurer sur le monde ou d’être heureux ». Le rire est donc constamment aux lèvres du spectateur comme les larmes sont toujours aux bords de ses yeux. Et les deux procédés apparaissent comme un moyen de parler de l’humain, de parler à l’humain, de toucher le coeur. On découvre par exemple une utilisation exemplaire des possibilités du théâtre avec la relation qu’entretien Antonio avec son père Antonio (deux personnages qui sont joués par Antonio Buil). Le père, berger espagnol, découvre petit à petit qu’introduit dans ce souvenir il est au centre d’une pièce de théâtre, et se lève à plusieurs reprises pour interagir avec le public, qui devient lui aussi acteur. La pièce manifeste son désir constant de retrouver le temps et d’animer la vie, ce qui est illustré par une ligne horizontale que dessine à la craie Paola sur deux grands panneaux bleus qui permet remonte le temps. Temps intime des deux personnages, mais temps historique également. Ainsi voyageons nous à partir 1964, commencement de leur histoire, en 2013, fin de celle d’Antonio Buil, jusqu’en 2044 où l’actrice retrace son parcours et raconte la fausse mort de son partenaire durant Staying Alive. Elle l’explique elle-même : Quelle drôle et triste chose de mourir alors qu’on prépare une pièce qui s’intitule « Rester vivant ».

Le décor est très épuré mais est de plus en plus encombré au fil de la pièce, jusque dans la scène finale où Paolo Pagani et Antonio Buil brouillent les repères du spectateur en surchargeant la scène d’éléments végétaux, la transformant en cette forêt obscure, omniprésente, mais qui prend désormais forme. Les décors percutent l’imagination des spectateurs, qui contemplent un tableau en mouvement, une mémoire en mouvement, un silence qui se parle, une disparition qui apparaît, et dont les décors sont la profondeur. Staying Alive montre une puissance théâtrale surprenante dans son désir de toujours s’échapper de la scène, de s’étendre jusqu’au quatrième mur, en utilisant les langages, les mondes, et les registres, pour donner au langage qu’est le théâtre une profondeur immémoriale qui n’est autre que la résignation à nos propres ténèbres.

1 – « Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai dans une forêt obscure, dont la route était perdue ». Chant I, l’Enfer dans La Divine Comédie

Cette article fait suite à la représentation de Staying Alive qui s’était déroulée au théâtre de Bonlieu, à Annecy le mardi 10 et mercredi 11 décembre 2013.

Pour voir Staying Alive en 2014 :

– Du 3 au 4 juin 2014 à La Maison des Arts, Thonon, Evian

– Du 10 au 14 juin au Centre Culturel Suisse, Paris.

Vous pouvez dès à présent assister à la nouvelle création de Dorian Rossel, Oblomov à la comédie de Reims du 4 au 8 février 2014, ou au Forum Meyrin à Genève du 11 au 14 février. Pour plus de renseignements rendez-vous sur le site de L’association Compagnie STT (Super Trop Top) de Dorian Rossel : http://www.supertroptop.com/

Pour la compagnie Due Punti : http://www.teatroduepunti.ch/

You may also like

More in ART