LITTÉRATURE

Variations autour du songe des deux cavaliers dans la forêt

Variations autour du songe des deux cavaliers dans la forêt

« La nuit était fort noire et la forêt très sombre./Hermann à mes côtés me paraissait une ombre.  » Victor Hugo, À Quoi Songeaient les Deux Cavaliers dans la Forêt, Les Contemplations

Nous décidâmes de nous arrêter dans une clairière cernée par de grands arbres noirs pour passer la nuit. Je fis un feu dont l’âtre rougeoyant dardait les contours de la forêt, transformant ainsi la moindre forme en une figure monstrueuse qui, le temps d’un éclair, reprenait celle du champignon, de la pierre ou de la branche que l’on aurait pu discerner, l’esprit libéré de tout délire nocturne. Lorsque nous les eûmes descendus, après des heures de voyage, les chevaux affichèrent la mine réjouie de ces bêtes, humaines ou animales, qui connaissent enfin le repos, après une longue trotte. Hermann sortit sa pipe, qu’il alluma d’une brindille plongée dans les flammes du feu que mes doigts experts avaient engendré, et ne m’en proposa pas. Sa tête balançait de haut en bas, de manière irrégulière, tantôt frénétique, tantôt aussi calme qu’une mer ponctuée de vaguelettes. À la lumière du feu, elle semblait comme ces hochets dans les mains des bébés, qui ne les balancent jamais au même rythme, préférant les emporter en fonction de leurs humeurs et de leurs caprices.

Nous restâmes ainsi silencieux mais, bien qu’épuisés, nous ne nous laissions pas envahir par le sommeil. Nos paupières, telles du béton, séchaient dans nos larmes solitaires, ces diamants au creux des yeux qui naissent dans la tension de nos fatigues, et meurent dans l’agitation de nos cils ou dans le revers d’une manche. Hermann sortit de sa besace au cuir délavé dans laquelle il venait de ranger sa pipe après l’avoir enveloppée dans un torchon crasseux, une tranche de pain et deux ou trois rondelles de saucisson. Il ne m’en proposa pas, et mâcha en silence, l’ombre tordue à chaque bouchée, à ses pieds.

« Je maintiens que les morts ont plus de chance que nous. »

Mon compagnon avait postillonné des miettes de pain et un bout de peau de saucisson, en prononçant ces quelques mots. Je ne me sentais pas d’humeur à relancer le débat qui nous avait tant tourmentés dix lieues plus tôt, à propos de la chance qu’ont les morts de profiter d’un digne repos, quand nous, pauvres vivants, passons nos vies dans la souffrance.

« Tu connais très bien mon point de vue, Hermann. Ne te l’ai-je pas déjà exposé ?

– Comme quoi les morts sont les cœurs qui m’aimaient autrefois  ? S’ils pouvaient savoir la chance qu’ils ont, nos macchabées ! Enfin tranquilles, loin des tumultes de la vie. Tiens ! Si j’étais mort, aurais-je à faire ce long voyage sur un cheval qui ne fait que moudre mon cartilage ?

– Mon sabre est dans son fourreau, le feu est devant nous et la bride de ton cheval peut te servir de corde pour jouer au pendu. Qu’attends-tu pour rejoindre tes morts, toi qui affirme que le malheur c’est la vie ? »

Hermann fut pris d’un rire gras.

« Car il est bien là, le malheur de la vie ! Nous sommes condamnés à la supporter, comme Sisyphe et son rocher. Nos cerveaux sont des grottes qu’on aurait rejointes en basse-mer et qui commenceraient à se remplir peu à peu, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus en sortir.

– La vie est un bonheur général dans lequel se glissent des malheurs singuliers.

– Singuliers, peut-être, mais pas passagers, du reste ! »

Je m’enfonçai dans mon sac de couchage, et fermai les yeux.

« Bonne nuit, Hermann », lançai-je sèchement à mon compagnon de route, sans obtenir d’autre réponse qu’une trille de son rire gras.

Je fus réveillé par les mains d’Hermann qui s’agrippèrent à mes épaules et les secouèrent. Cela devait être deux ou trois heures après notre conversation, du moins ce fut ce que j’en déduisis au regard des quelques braises qui nourrissaient jadis de grandes flammes dans l’âtre de fortune que j’avais bâti en nous installant dans la clairière.

« J’ai entendu un drôle de bruit. Un craquement par là-bas, comme si quelqu’un avait marché sur une brindille.

– Ce doit être une bête, Hermann.

– Les bêtes ne font pas autant de bruit.

– Les sangliers le peuvent. Pour les avoir chassés à la cour du comte Henri le Borgne troisième du nom, crois-moi …

– L’heure n’est pas aux souvenirs de parties de chasse, me coupa Hermann en serrant fort la base de son fusil, je crois qu’on nous observe. »

Mon compagnon de route avec qui je partageai depuis plusieurs semaines mon périple le long des sentiers battus n’avait pas pour habitude de s’inquiéter, se montrant toujours d’un grand courage. Cela eut pour effet de me mettre à mon tour mal à l’aise.

« Vas rallumer le feu, me lança-t-il, on pourra mieux voir que dans ce noir total. »

Motivant ma bravoure de formules rassurantes et d’une arbalète dans la main gauche, je m’avançai vers l’âtre et rallumai le feu, en attisant les braises, comme j’attisais mon courage. Hermann, qui m’avait suivi lentement, m’accompagna dans le sursaut de surprise et le frisson soudain qui marqua dans nos corps et nos esprits le retour de la lumière.

La chose se tenait là, face à nous. Je compris sur le champ que c’était elle, La Mort, enveloppée dans sa drôle de robe noire qui rappelait le torchon crasseux d’Hermann qu’on aurait recouvert de suie, la faux traditionnelle bien serrée dans les doigts blancs de sa main squelettique. Mon compagnon de route s’inclina, sans doute pour gagner sa confiance par son respect, tandis que je restai figé de peur. De sa voix glaciale, sans bouger d’un pouce dans sa position, assise tranquillement sur la souche d’un arbre mort, elle nous apostropha ainsi.

« J’ai ouï dire que l’un des deux voyageurs qui ont pris repos le long de la route du Mont Schlossdom, en cette nuit de la Toussaint, a un faible pour mes rivages, quand son compagnon les répudie totalement. Je suis venu satisfaire les désirs de l’un en l’emportant avec moi, et laisser la vie sauve à l’autre. Mais je dois vous avouer que l’on ne m’a pas donné plus de détails sur vous, et que je ne sais qui pense quoi. »

Rapide comme ces diables à ressorts dans leurs boîtes, Hermann se jeta à ses pieds.

« C’est moi qui vous répudie totalement, Madame la Mort, vous et vos virages funestes … ou rivages mortuaires … ou je ne sais quoi ! Prenez mon compagnon qui envie les morts comme on envie, nous les hommes des routes, celui qui a réussi et qui a épousé une belle femme, fille d’un riche propriétaire terrien ! »

La Mort se tourna vers moi.

« Est-ce vrai ce que l’on me dit là ? Que tu es celui qui aimerait être à la tombe ? »

Si Hermann retournait sa veste, il me fallait à mon tour me défendre, aussi, l’instinct de survie l’emportant sur la peur, la paralysie d’horreur quitta mon corps pour me permettre d’assurer ma défense.

« Je vous respecte autant que je respecte les morts que vous prenez. Je vous demande de bien me croire quand je dis que je n’envie pas les vivants que vous avez pris. »

La Mort se gratta le menton de son doigt filiforme, tout en nous fixant de son regard effrayant.

« Étrange, on m’annonce que l’un envie les morts, et je me retrouve avec deux qui adorent la vie. L’un de vous a dû changer d’avis, mais je ne repartirai pas les mains vides. Quand La Mort se déplace, il faut que l’homme trépasse, n’est-ce pas ? »

La Mort se tourna vers moi.

« Depuis combien de temps voyages-tu à cheval ?

– Sept semaines. La première en solitaire.

– N’es-tu pas vermoulu par la douleur ?

– Si mais c’est le prix à payer pour arriver à Schlossdom au plus vite.

– Il n’y a pas moult auberges sur ces chemins à travers la forêt ? N’as-tu pas faim ?

– J’ai le ventre tordu par la faim. Mais c’est le prix à payer pour arriver à Schlossdom au plus vite.

– Que vas-tu faire à Schlossdom ?

– Prier pour une sœur que tu m’as prise. On l’a enterrée là où elle a vécu, par les contrées de Schlossdom. »

La Mort se gratta le menton, une fois de plus, puis elle alla se rassoir sur la souche. Notre invitée surprise s’approcha d’Hermann, lequel tremblait de peur.

« Depuis combien de temps voyages-tu à cheval ?

– Six semaines.

– N’es-tu pas vermoulu par la douleur ?

– Terriblement ! J’avais au départ proposé de partir en fiacre, par la route nationale, mais mon compagnon de route a préféré prendre les chemins de traverses, par ces forêts gelées où l’on attrape la mort !

– N’as-tu pas faim ?

– Et comment, Madame La Mort ! Je n’ai mangé qu’un sandwiche avant de m’endormir. J’en suis d’ailleurs très remonté !

– Que vas-tu faire à Schlossdom ?

– Je dois apporter un message au comte, qui est un ami de Monsieur. C’était le parrain de sa sœur. Nous n’avons pas tous la chance d’avoir des naissances et connaissances mondaines.

– C’est la raison pour laquelle j’égalise les hommes. »

La Mort se rassit sur sa souche, et plongea dans un profond silence. J’eus envie de fuir, mais je me dis qu’elle me rattraperait de toute manière. Sortant de son mutisme, elle nous désigna de ses doigts.

« Je sais maintenant lequel d’entre vous deux ment. Celui qui n’accepte pas les souffrances de la vie sans broncher doit être celui qui préfère mes rivages à ceux des vivants, n’est-ce pas, Hermann ? »

Ce dernier poussa un cri, puis un autre, et un autre encore, qui se perdirent dans la nuit.

« Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !

– Je suis navrée si tu regrettes tes propos, Hermann, mais quand la Mort se déplace, l’homme trépasse. C’est la règle.

– Pitié ! Laissez moi une seconde chance ! Pitié ! »

La Mort saisit sa faux fermement et s’avança lentement vers Hermann. Je couvris mes yeux du voile de ma main. Il n’y eut plus un bruit.

À mon réveil, Hermann préparait le petit-déjeuner. Le ciel était bleu, pour la première fois depuis des jours et des jours.

« Bonjour Hermann.

– Salut, grogna-t-il.

– Qu’est-ce que tu cuisines ?

– Trouvé des œufs dans un nid. Je tente d’en faire des œufs durs. »

Je l’observai s’activer. Lorsqu’il prit dans ses mains l’œuf chaud pour l’épieuter, je commençai à sortir de mon sac de couchage.

« J’ai fait un drôle de rêve. J’ai rêvé que La Mort venait à nous. »

Il parut surpris, et, en avalant d’une traite la moitié de l’œuf dur me lança la bouche pleine et en postillonnant, comme à son habitude :

« Moi aussi ! Étrange, n’est-ce … »

Il fut soudain pris d’un spasme, qui le coupa dans ses propos. La moitié d’œuf était passée au travers de sa gorge, et mon compagnon commençait à s’étouffer. J’accourus vers lui, mais il était trop tard. Son teint prit la couleur du rouge le plus profond tandis qu’il se débattait, en vain, et en quelques instants, il s’effondra dans la clairière, mort.

L’esprit embrumé par de sombres songes, et ne sachant que penser, je lançai, après m’être signé, la dernière pelletée sur la tombe de fortune de celui qui m’avait accompagné depuis six semaines. Le corps parcouru d’un étrange frisson, je repris ma route pour Schlossdom, la bride du cheval de feu Hermann dans la main gauche.

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