LITTÉRATURE

Nouvelle : La Bombe

« Mother do you think they’ll drop the bomb ?  » Roger Waters

 LA BOMBE

Une nouvelle de Basile Imbert

 « Mon Dieu ! Mais cette pièce est aussi vaste qu’une cathédrale, s’exclama Mélodie en rentrant dans le bureau du Docteur Warund Jungman.

– Vingt mètres de hauteur sur trente-quatre de long, juste un bureau Louis XV au centre. Et pourtant Jungman a des goûts simples comparé aux autres savants. Le professeur Rosam a exigé qu’on tapisse le tout pour cacher les briques. De la tapisserie en soie de nos colonies, bleue à rayure or. Jungman, lui, a dit que ça lui plaisait parfaitement ce mur nu. Juste une immense bibliothèque, là dans ce coin de la pièce, et une lampe à pétrole qui éclaire le tout. Tu vois ?

– Oui oui, et ce portrait là, c’est qui ?

– C’est une toile de maître qu’il tient d’un héritage. Je ne m’y connais pas en peinture mais il me semble que c’est une Madone de la Renaissance.

– Il n’a pas peur qu’on lui vole ?

– Il s’en fiche. Ce qu’il y a de plus précieux dans cette pièce, c’est lui. Et plus spécialement sa matière grise. C’est pour cela d’ailleurs qu’on l’a mis avec les autres dans cette cachette souterraine.

– Mais c’est quoi la matière grise ?

– C’est ce qui fait fonctionner un cerveau, je crois, et qui définit son degré d’intelligence. Plus on est intelligent, plus on a de matière grise, enfin, je crois.

– Et Jungman en a beaucoup ?

– Certains pensent que c’est l’homme le plus intelligent de la planète : un vrai génie !

– Et c’est pour cela qu’on le retient prisonnier ici ?

– On ne le retient pas prisonnier. On lui offre un emploi, sinon on le descend.

– Je ne vois pas où est la nuance.

– Tout est dans le libre arbitre.

– Et il travaille sur quoi ?

– Sur une bombe. Une bombe tellement incroyable qu’une seule suffirait pour détruire en quelques secondes ce que cent bombardements détruiraient en plusieurs assauts. Et crois-moi, le monde ne sera plus jamais sûr tant que cette arme régnera !

– Mais c’est terrible !

– Non, car nous serons les seuls possesseurs de cette arme. Nous serons donc invincibles, donc les maîtres du monde.

– Et si d’autres pays se dotent de la bombe en question ?

– Nous serons les seuls à la posséder, je te dis.

– Et quel est le boulot des autres savants ?

– Seconder Warund dans ses recherches.

– Qu’est-ce qu’on leur donne en échange ?

– La vie sauve déjà, et tout ce qui leur permettrait d’avancer plus vite dans leurs recherches.

– Et ils sont exigeants ?

– Pas le temps de répondre à tes interrogations, je dois apporter le Krug 1876 à Kust. Si ce vieux scientifique n’obtient pas son grand champagne quotidien, il refusera de se pencher sur la position des atomes. »

Warund Jungman était un petit vieillard au regard bleu et malicieux, pétillant d’intelligence. Un peu rondouillard, il était passionné depuis son plus jeune âge par la physique, et avait été un des pionniers en matière de composition du noyau de l’atome. Déjà tout petit, à l’école hébraïque que lui imposaient ses parents, de modestes vendeurs d’épice dans une modeste ville de l’actuel empire, Warund Jungman refusait tout créationnisme qui se posait alors comme unique vérité universelle dans les textes sacrés. Devenu libre une fois étudiant, Warund Jungman s’était fait une bande de jeunes qui avaient fondé un cercle à l’université de la capitale. On lui avait fait lire Nietzsche, Schopenhauer, Hegel, Marx … Durant cette période, qui fut la plus heureuse de sa vie, Warund Jungman avait définitivement tué Dieu en duel, et avait décidé de vouer sa vie à la physique. La renommée était venue ensuite, lorsqu’après avoir fondé une famille et passé plusieurs dures années de labeur à chercher l’équation suprême qui allait fonder sa théorie sur l’univers en expansion, Warund Jungman était devenu la référence en physique à l’âge de soixante-six ans. Ce fut aussi l’année de sa consécration que le Parti du peuple arriva au pouvoir. Warund Jungman, sentant le vent tourner pour les élites face aux fascistes, comptait s’exiler en Amérique du Sud, mais fut arrêté la veille de son départ. Retenu depuis lors dans un repère souterrain, il devait œuvrer à l’élaboration d’une bombe atomique qui permettrait à l’Empire de gagner une bonne fois pour toute cette guerre qui n’avait que trop duré pour le Parti du peuple.

Le physicien avait donné rendez-vous à tous ses amis scientifiques, qui, comme lui, étaient retenus sous terre dans ce vaste réseau de salles immenses où ils étaient censés travailler à la construction d’une bombe qu’ils ne voulaient surtout pas créer. Le positif dans l’histoire ? Tous leurs désirs étaient assouvis par leurs sombres geôliers, à condition que cela soit un motif d’avancée dans leurs recherches. C’est ainsi que Malherbe recevait son journal tous les jours, en échange de quelques lignes sur les détonateurs à utiliser, ou que Bürk, pour trois paragraphes sur les réactions en chaîne obtenait sa quotidienne glace aux amandes de Chine, ou encore que Rosam pouvait, contre deux mots sur les dernières découvertes en géologie, savourer un steak de kangourou d’élevage à chaque souper.

« Vous n’avez pas peur que ceux qui nous emprisonnent se doutent de quelque chose ? demanda Jackson.

– Peur, s’esclaffa Warund, peur ? Profitons donc de ça toute notre vie, et leur bombe sera peut-être prête dans onze siècles !

– Mais ne vont-ils pas se douter de quelque chose, que se passerait-il s’ils nous demandaient d’accélérer les recherches ?

– Ne vous faites pas de mauvais sang, Jackson, et si vous êtes tendu, demandez un massage. Moi-même, avant-hier soir, j’ai obtenu un tour au sauna qu’ils ont récemment aménagé, suite à la demande de Rosam. Ils ne cessent pas de creuser des galeries sous terre, continuons à leur demander des pièces de plus en plus grandes et tout finira par s’écrouler ! À nous la liberté dans ce cas. Procédons au vote maintenant : qui est pour que l’on demande tous un agrandissement de la bibliothèque de … disons … cinquante mètres sur soixante-quinze avec des échelles conséquentes pour nous permettre de prendre les livres du haut ?

– Cela me va, lança Rosam, à condition qu’ils classent les livres par ordre alphabétique des noms d’auteurs. »

– Bien entendu, la décision fut adoptée à l’unanimité, non sans un petit débat sur la façon dont il fallait demander de classer les livres : par genre, par maisons d’éditions, par degrés d’intérêt. L’objectif était double : il s’agissait dans un premier temps de ralentir, d’énerver, et de pousser à bout ces militaires en chemise noire et au brassard rouge, tout en les menant à leur perte, la finalité de cette résistance intérieure et intellectuelle résidant en effet dans l’affaissement de la base souterraine secrète à travers des travaux inutiles et titanesques. L’idée avait été décidée depuis longtemps et les sous-sols pullulaient de ces salles inutiles et inutilisées, dantesques dans leurs proportions insensées.

« Bon les enfants, recadra Warund pour couper court aux conversations qui suivirent le vote, chacun va dans sa suite et se prépare pour la représentation de ce soir.

– La représentation ? Quelle représentation ?

– Enfin, Jackson, vous avez oublié que ce soir nous avons rendez-vous avec l’orchestre national qui vient jouer pour nous dans la salle des spectacles ?

– Ce n’était pas pour demain ?

– Vous confondez avec la représentation de Cyrano qui elle a bien lieu demain soir. À moins que ce ne soit Carmen  ? Je ne sais plus, on verra bien. On nous offre tellement dans ce bunker que je ne sais plus où nous en sommes. Embêtant pour l’homme le plus intelligent du monde. »

Les savant s’esclaffèrent : la boutade les avait amusés. Ce fut Kust qui s’arrêta le premier de rire :

« Avant que nous montions tous dans nos suites, il y a urgence. J’ai mon Krug à sabrer les amis. Et pas avec n’importe quel sabre puisque c’est celui que le président de notre nation, celui que l’on surnomme le Grand-père universel des peuplades, m’a offert hier durant sa visite officielle au centre de recherches souterrain, le corps emmitouflé dans une ridicule combinaison anti-radiations. Un objet d’une grande valeur que je me ferai une joie de faire expertiser, si nous sortons un jour d’ici, pour qu’il fasse ensuite partie de mon costume d’apparat lors des réunions de l’Académie. »

Le bouchon sauta et partit dans les airs. Kust semblait avoir une grande maîtrise du sabrage.

« Il faut dire que j’ai eu de nombreuses occasions de m’entraîner à cet art depuis notre placement sous surveillance ici-bas. »

Les trente-quatre scientifiques, ingénieurs, chercheurs et physiciens – sans oublier le babouin qui servait de cobaye lors de certaines expériences – prirent chacun une flute de champagne remplie à ras-bord.

« Ils ont de grosses bouteilles ici, constata Rosam, trente-cinq êtres vivants sont servis à la même bouteille, incroyable, non ?

– L’ennui, expliqua Kust, connaisseur en grands crus et dont les discours sur la science du champagne fascinaient ses collègues, c’est que là où nous sommes dans les entrailles de la terre, c’est que la température est plus élevée – d’ailleurs chacun d’entre nous n’a-t-il pas dû demander un service de climatisation afin de trouver le sommeil en paix ? – Or, le champagne est plus agréable lorsqu’il est froid. Selon mes calculs, la température moyenne à la surface de Vénus est de moins cent soixante-quinze degrés Celsius, aussi, je propose que l’on fasse envoyer nos bouteilles dans l’espace via une fusée et que le froid sidéral fasse le reste pour conserver celles-ci au frais.

– Mais, remarqua Warund, cela inclurait travailler à la réalisation d’une fusée ?

– Cela ne dérangera pas nos geôliers de nous voir s’atteler à ce genre de projets, et pour obtenir les crédits nécessaires, on peut même dire qu’envoyer du champagne dans l’espace est vital à l’élaboration d’une bombe ! Pourquoi ne pas leur dire que nous voulons voir comment les bulles évoluent dans un milieu exogène à leur planète d’origine ?

– Ou, lança vivement Palcherber, qui, on le savait, cachait sa tonsure sous une perruque dix-huitième, pourquoi ne pas leur dire que nous voulons observer la fission des atomes de CO2 en fonction de la température ? »

Puis, lorsque le champagne et leurs conversations se furent taries, chacun repartit dans sa suite. Certains un peu pompette, en titubant.

« Quelles sont les nouvelles du dehors, Malherbe ?

– Les journaux annoncent des excédents de nourriture. Nos concitoyens se morfondent donc dans leur famine. Nos armées sont revenues victorieuses de nombreuses batailles : c’est donc que nous campons sur nos positions, laissant nos hommes croupir dans la boue de quelque tranchée, ou que nous perdons, tout simplement.

– Est-il question de nous, dans les pages de vos journaux ?

– On parle parfois de recherches secrètes qui nous permettraient de gagner la guerre.

– La gagnerons-nous ?

– Je n’espère pas. Cela voudrait dire que le fascisme serait généralisé à l’échelle du globe. »

Warund Jungman eut un rire nerveux.

« La guerre est donc mondiale ?

– Les forces alliées ont été rejointes par les États d’Amérique il y a de cela quelques semaines. »

Douze jours exactement après cette fâcheuse conversation, Warund Jungman convoqua ses amis scientifiques qui furent frappés par son ton inhabituellement grave, dans sa voix comme dans ses traits. Tous connaissaient sa traditionnelle légèreté et son usuelle joie de vivre communicative et généralisée à tous son corps, qui l’avait aujourd’hui quitté.

« Mes amis, je viens d’avoir le Président Hoffenlösung au téléphone. »

Son visage s’était contracté en prononçant le nom du second homme du régime.

« Il sait. »

Les deux mots crispèrent l’assemblée. Leur manège avait donc été découvert. Comment ? Pourquoi ? Ces questions brûlaient dans leurs esprits.

« Le Grand-père des Peuplades sait que nous profitons de la situation, que nous cherchons à détruire à son nez à et sa moustache sa base souterraine, et que nous n’avons pas envie de construire cette bombe. »

Le silence était lourd. Il fallait que quelqu’un se charge de le rompre.

« Nous n’avons qu’une seule option. »

Samuel Yshrazlem s’était levé.

« La Mort. »

Quelques scientifiques accueillaient les syllabes de Yshrazlem avec respect et humilité, mais la majorité s’insurgea contre ses propos.

« Socrate avait bu la ciguë ! Pourquoi pas nous ? »

Jungman se décontracta.

« Votre point de vue est très noble, Samuel. Mais j’ai une autre échappatoire que la mort à vous proposer, mes amis. »

Jungman leur demanda de bien vouloir le suivre. Il les conduisit le long d’un tunnel. Un jeune garde les laissa passer dans un secteur pourtant top secret. Les scientifiques s’étonnèrent :

« Il ne nous arrête pas ?

– Je lui ai promis de quitter l’Empire avec nous. En contrepartie, il a dû se présenter sans autre arme que son esprit. »

Tous connaissaient et admiraient la volonté pacifiste de Warund Jungman, qui avait décidément tout prévu dans son plan.

Ils passèrent trois autres portes secrètes du dédale souterrain, avant de tomber, après un long couloir terreux, sur une clairière. Cela fut un immense choc pour des scientifiques qui n’avaient pas vu la lumière du jour depuis des mois. Mais le plus surprenant était sans nul doute la fusée au centre de celle-ci, rouge et luisante.

« Montez tous, ordonna Jungman, montez le long des échelles ! »

A l’intérieur, le vieux scientifique veilla au confort de chacun.

« John, il y a des coussins dans les tiroirs latéraux ! Kust, le café est dans le micro-ondes ! »

Puis, Jungman annonça, lorsque tous furent installés à leur aise le décompte.

« Départ pour l’espace avant un atterrissage en Amérique libre de tout fascisme et ennemie de l’Empire dans trois, deux, un, zéro ! »

La fusée décolla dans une gerbe de feu et dans un vrombissement infernal. Les scientifiques hurlèrent de joie lorsqu’elle se stabilisa après sa montée et lorsque le ciel bleu terrestre eut viré au ciel noir céleste.

Le voyage se passa dans le calme et dans une ambiance bon enfant jusqu’à la septième heure où tout bascula : on vint voir Jungman pour une avarie constatée dans le moteur.

« J’ai une solution, je connais le nœud du … »

Warund Jungman n’eut pas le temps de finir sa phrase qui sonna comme un épitaphe. La fusée explosa sur le champ, ne laissant dans ses débris éparpillés dans l’espace aucun survivant.

Ce n’est que bien des années plus tard que la vérité sur ce tragique incident fut dévoilée. Basile I., le biographe devenu spécialiste de Warund Jungman, entamait alors son troisième ouvrage sur le physicien, Ombres et Vérités sur la bombe et Jungman. Le temps du Parti du peuple était bien loin, et les forces alliées avaient pacifié et démocratisé l’Europe. Basile I. venait de réussir à obtenir la déclassification par les services secrets du journal de Warund Jungman. Sur la dernière page, on pouvait lire dans l’étrange écriture du physicien :

« Tôt ou tard, Hoffenlösung seaura que nous jouons à un dangereux jeu, celui d’affaiblir le pouvoir par nos ridicules et irrationnelles demandes, et de dévaluer nos intelligences pour ralentir l’élaboration de la bombe. Un jour, nous n’aurons pas d’autre alternative que de balancer notre savoir au service de la bombe.

On ne peut pas empêcher un homme de science de savoir. Je ne peux pas supprimer en moi-même mes connaissances. Je ne vois qu’une seule solution pour ne pas céder aux fascistes : la mort.

Comment pousser trente-quatre scientifiques rationnels et rationnés au suicide collectif ? En leur cachant.

J’ai placé une bombe dans la fusée qui explosera à la septième heure de voyage. Ainsi, le secret de notre science demeurera. Au moment où vous lirez ces lignes, je serai dans l’espace, déchiré par l’explosion, et mon esprit, seul, volera entre les étoiles.  »

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