LITTÉRATURE

Des nouvelles de la parcelle-monde

DES NOUVELLES DE LA PARCELLE-MONDE

Basile Imbert

L’équipe était composée de Jean-Marc, philosophe reconnu mondialement, d’André, vieil astrophysicien de renom, de Sam, jeune informaticien de génie, que les tests de QI donnaient pour surdoué, et de Camille, artiste engagée de vingt-neuf ans. Le Président de la République en personne les avait convoqués dans son bureau à l’Élysée pour les sommer de travailler ensemble. « Il faut que la France devienne une puissance dans le domaine de l’universologie. Il en va de la survie scientifique de la Nation. » Le Président, qui croyait à l’aboutissement du projet, leur avait donné des crédits illimités. Depuis que les Américains avaient été les premiers à fabriquer une parcelle-monde, et que les Chinois s’étaient lancés dans la course, il était devenu urgent que les forces françaises se penchent sérieusement sur l’universologie.

Cette discipline était née, presque par hasard, quelques années plus tôt, lorsque Brillant Perkington, de l’université de Harvard, avait combiné dans le monde clôt de son laboratoire physique et informatique. Il avait eu l’ingénieuse idée de bombarder de données binaires des neutrons dans un accélérateur de particules. Il espérait pouvoir modeler une nouvelle matière en fonction de ce qu’il avait programmé sur son ordinateur, supposant que les neutrons bombardés prendraient la forme de ce qu’il cherchait, non sans de gigantesques coûts énergétiques. Alors qu’il cherchait à synthétiser ainsi du pétrole, qui venait à manquer sur terre, l’incroyable s’était produit : Brillant Perkington avait obtenu, dans une incroyable explosion de lumière qui avait manqué de le brûler vif par son intensité, une boule noire de la taille d’un ballon de football. Sur l’écran de son ordinateur, un immense zoom sur sa création lui fit comprendre qu’il venait de mettre au monde par hasard un univers en formation. Dans la boule noire zoomée des milliers de fois, les atomes se fissuraient, se cognaient les uns contre les autres. À l’intérieur de la création, c’était le big bang : des étoiles se formaient et l’univers commençait à s’étirer, à se coaguler. Brillant Perkington se rendit compte qu’il pouvait, à partir de son ordinateur, interagir sur ce monde en bombardant de données sa création. Les jours suivants, il tenta d’ordonner les étoiles et les planètes : la première parcelle-monde était née !

La nouvelle fit vite grand bruit, et les équipes du monde entier cherchèrent à former à leur tour des parcelles-mondes. En moins de trois années, six univers avaient déjà été créés et des dizaines avaient été avortées. Brillant Perkington, la veille de Noël, annonça sur les chaînes universelles qu’il comptait maintenant œuvrer pour peupler son univers le plus abouti d’une humanité qu’il espérait éduquer. Son pari fou lui coûta la vie, il fut assassiné deux jours plus tard par un catholique fanatique qui refusait, comme son Église, que l’homme se mette à se prendre pour Dieu.

Le souvenir de Brillant Perkington perdura, et le Président de la République nomma donc une équipe pour créer une nouvelle humanité dans un nouvel univers artificiel et l’éduquer. Rien qu’en consommation énergétique, le projet coûtait quinze milliard de nouveaux euros. Pour éviter tout débat stérile sur son coût, le projet fut tenu top secret.

On chargea Jean-Marc de conceptualiser la pensée de cette nouvelle humanité. Avec des collègues philosophes, ils débattirent pendant des semaines sur l’utilité ou non de passer par la religion pour éduquer l’humanité, autour de tables rondes décentralisées sur tout le territoire français.

André dût, avec Camille, créer le design de la terre qui allait accueillir l’humanité, que Sam modélisa. Il fallait que l’univers soit logique par rapport aux lois de la physique et de la biosphère, tout en ayant, selon les vœux du Président, « de la gueule ».

Le six février, on bombarda la parcelle-monde pour créer cette terre viable que l’on nomma pompeusement « Nouvelle-France » par pur patriotisme et pour faire plaisir aux autorités mécènes, bien que les membres de l’équipe l’appelèrent entre eux tout simplement « Terre ».

Le seize février, après vérification de la qualité de l’eau et de l’air rendu pur par les premières plantes, on y envoya des animaux dessinés par Camille et numérisés par Sam. Voyant que tout avait l’air de marcher, on envoya Adam et Ève, qui ressemblaient bizarrement au Président et à son épouse, sur cette terre artificielle. Les deux êtres semblaient se plaire sur leur caillou perdu dans leur univers. La France avait une longueur d’avance sur les autres pays du monde qui n’arrivait pas encore à assurer la qualité de l’air nécessaire à la survie de leurs humains : on sabra le champagne.

D’autres humains vinrent s’ajouter sur la planète. Ils furent en quelques jours cinquante hommes et femmes nomades. Ce fut là que les premiers ennuis commencèrent. L’un des humains les mieux bâtis vola la nourriture d’un plus faible comme si elle lui revenait de droit : ce fut la guerre parmi le troupeau et l’équipe dût sévir. Elle envoya une maladie qui ravagea le cinquième des effectifs entre deux pleines lunes. Les humains implorèrent les premiers Dieux qu’ils s’étaient imaginés et promirent de ne plus se battre. Pour les récompenser, Jean-Marc suggéra qu’on leur offre le feu. André ajouta à ce cadeau la roue et Sam leur numérisa quelques graines. Camille leur construisit un charmant petit village près de la mer.

Le village se développa et arriva le mois de juin qui fut marqué par la naissance d’une nouvelle génération. Cette dernière, qui avait grandi en sédentaire et qui avait connu l’abondance, se divisa et fonda une autre cité à quelques kilomètres de son berceau. Au mois de septembre, ce fut la guerre entre les deux villes, et il fallut à nouveau intervenir. Les récoltes furent détruites par l’équipe et la famine créa un climat de morosité sur la planète artificielle qui déboucha sur une autre guerre, au mois de décembre. Nouvelle punition, nouvelle guerre. Nouvelle punition, nouvelle guerre. Le serpent se mordait la queue, et, au mois de janvier, Camille perdit patience :

« Quoiqu’on fasse, ils se battent. C’est usant. »

Elle décida de quitter l’équipe pour toujours. Ce fut un coup dur, car le couple vivant qu’elle formait avec Sam qui lui apprenait l’informatique appliquée à l’universologie était l’un des moteurs principaux du groupe de chercheurs. André eut l’idée de ne plus punir les humains, mais de récompenser les plus sages. Cela eut pour effet d’attiser la jalousie entre les humains qui s’entretuèrent. Entre-temps  le nombre de cités était passé à cinquante, et certaines s’étaient réunies pour former des royaumes et des empires. La naissance des premiers États multiplia naturellement les querelles, et les guerres. Le moral de l’équipe baissa, et André eut une autre idée :

« Je propose qu’au lieu de chercher à tous les tirer vers le haut, on en éduque quelques uns qui finiront par avoir une influence sur le long terme ! »

Ce fut la naissance des premiers prophètes qui, éclairés par la divine parole, allaient de villes en ville prêcher l’amour et la paix. Le prophète Sham eut le plus d’influence car Sam, qui voyait en lui son Fils spirituel, eut l’idée de lui faire accomplir des miracles que programmait le virtuose de l’informatique sur son ordinateur. Malheureusement, Sam fut confronté à un problème. Un autre ordinateur s’était connecté sur leur création et cherchait à l’influencer à son tour.

« Sans doute une équipe concurrente, en conclut André un brin anxieux. Il faut agir ! »

Le mécontentement programmé par l’autre ordinateur amena à sa perte le prophète Sham qui fut exécuté en place publique. Sam eut l’ingénieuse idée d’utiliser les armes de l’adversaire pour transformer cette défaite en victoire : il fit passer son Fils spirituel pour un martyr et ses disciples fondèrent son Église dans la plus grande ville de la terre.

Les conversions de masse eurent pour effet d’enrichir la civilisations shamesque, qui se développa dans toute sa grandeur. Mais, à la frontière de l’empire, des hordes de barbares, sans doute programmées par l’ennemi, devenaient dangereuses, très dangereuses. En quelques siècles, elles ravagèrent l’empire shamesque et l’équipe s’avoua temporairement vaincue. Une période d’obscurantisme s’abattit sur la terre : maladies, famines, guerres et manques cruels de connaissances réduisirent la population mondiale… A chaque fois que l’équipe cherchait à dégager du lot une ville, un royaume ou une personne, l’ennemi programmait une douloureuse riposte, utilisant même la religion shamesque pour parer les hérésies de l’équipe… Que faire pour que le monde retrouve sa splendeur d’antan ?

Ce fut Jean-Marc qui fit inventer l’imprimerie. Cela eut un impact considérable et la connaissance se développa très rapidement. Mieux éduqués, les hommes purent riposter et contrer les coups du mystérieux ennemi qui pestait sans doute devant son ordinateur. André, qui avait dans sa jeunesse conduit des skippers, eut l’idée de placer ses espoirs dans un marin qu’il guida vers un nouveau continent, ce qui apporta la richesse au monde.

L’équipe avait repris le dessus. La révolution industrielle arriva vite. Les pays s’enrichirent considérablement, et leur développement alla de pair avec celui des Arts et des Sciences. Bientôt, Jean-Marc fit même former des philosophes athées pour que l’humanité puisse grandir toute seule. Ces philosophes d’un genre nouveau eurent énormément de succès, et beaucoup parmi l’humanité artificielle se sentirent fiers d’être les seuls maîtres de leur existence, libérés des Dieux.

Hélas, l’ennemi redébarqua un jour où l’on s’y attendait le moins. Il fit plonger les places boursières mondiales et la misère se mit à grandir, comme une faim féroce dans le ventre d’un affamé. Bientôt, le mécontentement se développa. Des partis extrémistes qui stigmatisaient des communautés furent portés au pouvoir, comme le KMY chez ce qui était au autrefois l’empire shamesque. Leurs chefs firent du chantage avec les démocraties, et plus personne n’écoutait les Dieux qui cherchaient à calmer le jeu. Les athées de Jean-Marc avait réduit la parole du divin au silence et cette avancée se retourna contre l’équipe, qui avait peut-être un peu vu trop gros. Il y eut une terrible guerre mondiale qui fit des millions de morts et des génocides de masse. Tout semblait perdu, quand André comprit qui était derrière tout ça.

« Le KMY ! K pour le son « qua » et MY pour le son « mille » ! C’est Camille qui est depuis le début contre nous ! »

Les services secrets français traquèrent Camille et on la trouva au bout de dix jours dans un cybercafé de Nantes. Elle semblait comme possédée par le démon et visiblement très fière d’elle. L’équipe put reprendre les choses en mains. Sans soutien divin, le KMY fut vite défait et la paix, tel un phénix consumé, reprit son cours sur les ruines du monde dévasté par la guerre.

Le progrès et les Arts furent insufflés de nouveau et l’humanité connut une période de croissance et de prospérité. Ce fut à l’âge de quatre-vingt-deux ans et dans la plus grande quiétude qu’André mourut, après avoir pris des mesures testamentaires pour être enterré sur la terre qu’il avait créée. On programma son enterrement qui fut grandiose. À son tour, Jean-Marc mourut, sept mois plus tard, fauché par un camion alors qu’il marchait dans la rue. La légende dira ensuite qu’il était frappé d’une idée géniale, qui allait changer la face de son humanité.

Il ne resta donc plus que Sam dans l’équipe, qui donnait de nombreuses conférences dans les plus prestigieuses écoles d’universologies. Son emploi du temps très serré, la gloire, la reconnaissance du Président de la République, et les années qui filaient avec ses conférences, lui firent laisser de côté le monde qu’il avait créé, et il finit par l’oublier.

Cinquante années passèrent, et, cette nuit-là, le vieux Sam eut un drôle de songe. Des humains gigantesques, en blouse blanche, peuplaient son rêve et lui annoncèrent qu’ils étaient les scientifiques qui avaient créé il y a treize milliard d’années la parcelle-monde dans lequel il évoluait. Il lui expliquèrent que c’étaient eux qui avaient éduqué l’humanité et qu’ils étaient très fiers de sa réussite.

Sam se réveilla en sursaut et descendit dans son laboratoire. Au milieu de dizaines de parcelle-mondes récentes, il retrouva la première parcelle-monde qu’il avait créé avec l’équipe des années plus tôt. Par réflexe, il la brancha sur son ordinateur.

Un vague de chaleur l’envahit soudain. C’était la fierté de voir qu’il avait donné le souffle de vie à cette humanité qui grouillait sur son écran, dans la fourmilière des villes qui s’étendaient sur des kilomètres de haut, de large et de hauteur. Dans les universités, des étudiants recevaient le savoir imposant de chercheurs. Parmi eux, Sam s’intéressa à un étrange scientifique, qui ressemblait fortement à Brillant Perkington. Il donnait une conférence sur la naissance de l’univers. Lorsqu’il eut fini son exposé, vivement applaudi, le vieux scientifique regagna son laboratoire.

Quelle ne fut la surprise de Sam, lorsqu’il le vit bombarder dans un accélérateur de particules des neutrons de données binaires ! Un téléphone sonna. C’était le président de la République shamesque. Le scientifique décrocha et Sam écouta avec attention la conversation. « Vous êtes un espoir pour notre Nation. À vous de créer des parcelles-mondes habitables. Vos crédits sont illimités. »

La boucle était bouclée !

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