LITTÉRATURE

Entre ciel et terre, Pétrarque témoigne

Mont particulièrement connu des cyclistes et grimpeurs audacieux, le point culminant de la Provence, baptisé le Mont Ventoux, est l’objet d’une lettre que Pétrarque adressa à son ami et confesseur, Dionigi da Borgo San Sepolcro durant la Renaissance. Gravissant cette hauteur avec pour compagnons son frère et les réflexions de penseurs antiques, l’aventure prend rapidement des airs d’initiation au secret suprême des forces naturelles et divines…

Rédigée en latin, cette lettre qui ouvre le livre IV des Rerum familiarium (Lettres familières) et qui s’intitule L’Ascension du mont Ventoux, est datée par son auteur du 26 avril 1336 alors qu’en vérité ce texte fut remanié de nombreuses fois avant d’être livré au public, atteignant sa forme finale selon les critiques en 1350*. Inspiré par l’entreprise de Cicéron qui fit lui même un manuscrit de sa correspondance, Pétrarque s’employa à réunir ses échanges épistolaires pour les consigner dans un ouvrage qui l’occupa de 1359 à 1366. Renforçant sa démarche d’humaniste, il est question dans cette lettre du récit des préparatifs de l’ascension du Mont Ventor, qui signifie “venteux” en occitan provençal –appelé ainsi à cause du vent violent qu’est le mistral et qui souffle régulièrement dans les Alpes– puis de l’ascension en elle-même qui se déroule en trois temps.

L’attention accordée à l’expédition laisse transparaître dès les premières lignes la particularité de l’exercice qui habite déjà Pétrarque depuis des années, comme il le mentionne « Je n’étais qu’un enfant, comme tu le sais, quand le destin qui règle la vie des hommes m’a conduit ici : ce mont qui s’offre partout à la vue, je ne l’ai pratiquement jamais quitté des yeux. J’ai enfin cédé à l’impulsion de réaliser pour de bon ce que je me promettais chaque jour. » Accomplissement plus qu’exploration, Pétrarque se jette donc sur le chemin calcaire accidenté, accompagné de son frère, Gherardo, le seul répondant aux critères requis par l’auteur pour le seconder dans sa quête. Bravant les dangers et faisant la sourde oreille aux recommandations d’un vieux berger leur priant d’abandonner leur projet, les deux hommes se lancent à l’assaut du mont, et se retrouvent bien évidemment freinés dans leur progression, qui s’avère plus difficile que prévue. Cherchant des moyens détournés afin d’atteindre le sommet sans trop de fatigue, Pétrarque refuse par trois fois de suivre son frère, plus sportif, dans la montée directe des pentes et se perd dans d’inutiles efforts au pied de vallons. Harassée par ces échecs, la conscience de l’auteur glisse alors dans une réflexion philosophique : « la nature n’a que faire des ruses de l’homme, et un corps matériel n’a jamais pu s’élever en descendant ». Cette pensée aboutit bon grès mal grès à la sphère religieuse, l’effort devenant alors le seul moyen pour s’extraire de l’attraction un peu trop “terrestre”, empêchant l’esprit de s’élancer vers le but ultime qu’est la béatitude, récompense de l’ascension.

En ce sens, l’élévation se fait sur deux niveaux ; celui charnel, avec ce corps “fragile et moribond, ployant sous le lourd fardeau des membres” et l’autre, mental, ce grand vertical toujours en quête de béatitude, état où tous “veulent parvenir”, encore qu’il faille trouver en soi le véritable désir qui servira d’élan à la volonté, unique énergie permettant à l’homme de s’approcher un temps soit peu de la lumière céleste. Ici se dégage le deuxième mouvement de la lettre, dans cette prise de conscience de l’homme, pétri jusqu’ici d’idées préconçues et de paresse, laissant place à l’athlète contemplateur de la nature aussi bien extérieure qu’intérieure, avec cette phrase lue à tout hasard dans le livre Les Confessions d’Augustin –que lui avait offert Dionigi à Avignon– “Les hommes ne se lassent pas d’admirer la cime des montagnes, l’ample mouvement des flots marins, le large cours des fleuves, l’océan qui les entoure, la course des astres ; mais ils oublient de s’examiner eux-mêmes”. Ressentie par Pétrarque, partagé entre paganisme et sentiment divin, comme une déclaration destinée à lui seul, livre au poing et contemplant l’immense paysage provençal s’étendant à ses pieds, le point culminant, l’acmé de la lettre se trouve alors atteint. Les remises en questions secouent de plein fouet l’auteur qui peu à peu, revient sur les épisodes qui depuis dix ans composent sa vie, et sur les erreurs qu’il a commises, sans toujours en tirer les leçons. Soumis à  une telle introspection, quel regard pourrait encore s’émerveiller devant “la masse abrupte de terre rocheuse” composant ce fameux mont Ventoux une fois gravit son sommet, dont la hauteur semble risible face à celle entrevue alors par l’âme, qui enfin éveillée, goûte à “la plus haute des joies” ?

Instant de grâce délivré par ce motif terrestre, Pétrarque, enfin en accord avec lui-même, retourne dans un troisième mouvement sur ses pas avec un regard neuf sur sa propre vie, unifiant désormais les deux dimensions qui ne peuvent se saisir séparément. Ainsi le divin s’accorde au terrestre qui le révèle, à ces résurgences païennes qui poussèrent Pétrarque à tenter l’ascension du Mont –sa décision étant orientée par une relecture de l’Histoire Romaine de Tite-Live (auteur païen du Ier siècle)– et trouvant son apothéose dans la représentation de cette lune, symbole par excellence de la nature, qui guide et “seconde” les pas de l’auteur et de son frère, regagnant le monde des hommes et de ses “turpitudes terrestres”. Craignant de leur succomber, Pétrarque se jette donc sur le papier sitôt rentré dans son modeste logis de montagne et trace, dit-il, d’un seul mouvement, cette lettre encore empreinte du caractère privilégié qu’il lui a été donné d’admirer, offrant un témoignage à son ami et confesseur chrétien, qui, comme le souligne Jérôme Vérain dans son analyse de l’œuvre**, n’a pas dû être charmé par les progrès de son élève en matière de spiritualité chrétienne !

Qu’à cela ne tienne, cette lettre, trace véritable ou récit complètement fantasmé de l’ascension décrite, marque avant tout la réflexion d’un homme passionné par les arts, et surtout par la littérature (très présente tout au long de son périple), qui cherche à comprendre la relation qui unit toute chose visible et invisible, toute matérialité et mouvement de la pensée, pour toucher enfin à l’harmonie, cette béatitude suprême. Faisant encore figure de référence dans la littérature, cette lettre est de plus, l’un des tout premier témoignage sur un lieu naturel de cette ampleur.

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* La postérité répond à Pétrarque, Mariella Angeli, p.313

** L’Air raréfié des cimes, Jérôme Vérain, l’Ascension du mont Ventoux, ed.mille.et.une.nuits

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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