SOCIÉTÉ

Rencontre avec Cédric Villani

Cédric Villani est un mathématicien français de 38 ans, directeur de l’Institut Henri-Poincaré ainsi que professeur à l’université Claude Bernard Lyon. Normalien, il a reçu la médaille Fields (équivalent du Prix Nobel) en 2010, mais aussi le Prix Fermat en 2009 ainsi que le Prix de l’European Mathématical Society en 2008.

– La recherche scientifique est une fin que vous envisagez depuis le début de vos études ou bien s’est-elle proposée à vous à la fin de votre cursus ?
Au college je n’osais guère y penser et tournais plutôt cela en “ingenieur”.C’est très tard, seulement à partir de ma thèse, que je me suis mis à vraiment me voir en chercheur.
– Que pensez-vous du rôle des mathématiques dans la société ? Souhaitez-vous détruire cette barrière qui sépare la société et la politique des mathématiques ? En quelque sorte voulez-vous atténuer l’apparence d’inaccessibilité que représente cette branche intellectuelle ?
La mathématique est partout, même si on ne la remarque pas, c’est un outil extraordinaire conçu par l’humanité, d’une efficacité merveilleuse. La mathématique fait en principe bon menage avec la société et avec la politique, comme le montrent certains des plus célebres exemples parmi nos philosophes (Voltaire) et nos politiques (Napoleon).
– Pourquoi est-ce que le mathématicien apparaît-il pour la population comme un être qui plane au-dessus de la société, comme s’il était un être isolé dans sa “tour d’ivoire”, à la manière d’un poète ?
Je me demande bien :-) C’est peut-être la question du langage : en mathematique on a un langage precis, et puis on manipule des concepts abstraits ; cela d’ailleurs confère une certaine dimension poétique au métier. Mais, entre membres de la communauté mathématique il y a une forte solidarité, une cohésion, beaucoup de collaboration. Un mathématicien travaille presque toujours en groupe, échange incessamment avec ses collegues. Le mathématicien est au coeur de la société, comme me le prouve mon expérience de ces deux dernières années, où j’ai pu échanger avec littéralement tous les groupes imaginables.
– Pouvez-vous nous expliquer rapidement les directives de vos travaux concernants le comportement des gazs et des plasmas qui vous ont valu le titre de “Médaille Fields” ?
J’ai développé, avec des collegues issus d’une bonne dizaine de pays, au gré de différents projets, l’étude mathématique des gaz, dans lesquels des particules innombrables se heurtent au hasard, provoquant une augmentation systématique
et irrésistible du desordre – la fameuse entropie – qui elle-même induit la convergence vers un equilibre statistique très particulier. Et à contrario, j’ai aussi étudié des phénomènes de convergence vers l’équilibre qui se produisent paradoxalement sans aucune augmentation du désordre, sous le seul effet du mélange. En somme il s’agit de mieux comprendre les propriétés dynamiques des gaz qui nous entourent ou que nous manipulons en laboratoire.
– Votre but est-il de découvrir ou bien de contrer certains principes mathématiques déjà établis ?
Mon but est de comprendre, et pour cela tous les moyens sont bons. Parfois de vieilles méthodes ou de vieux principes sont recyclés, parfois il faut innover, parfois c’est l’agencement original de vieux principes qui fait la nouveauté. J’aime bien -question de style – me concentrer sur des problèmes formules en termes classiques, des équations que “tout le monde” connait, etc.
– Êtes-vous partisan du génie ou bien êtes-vous persuadé que tout le monde peut accéder à un niveau intellectuel comme le votre et celui de bien d’autres ? Même si le travail est la cause de toute réussite, ne pensez-vous pas que certaines personnes sont prédisposées à mieux comprendre les choses ?
Je ne suis partisan de rien en particulier, et persuadé de rien en particulier. L’intelligence est si multiformes, impossible à définir, impossible a mesurer, il est clair que le travail joue un role fondamental, on observe aussi que des nouveaux-nés différents ne réagissent pas de la même façon au stimuli de leur environnement ; et il est clair aussi que l’on rencontre dans l’histoire des sciences des “singularités intellectuelles” (comme Ramanujan) qu’il est impossible d’expliquer uniquement par un travail fourni. Après, cela est bien maigre pour tirer des conclusions…
– Au cours de votre conférence à la faculté de Droit de Toulon, vous avez confié avoir été un élève très timide, voir victime d’une timidité maladive. Est-ce que votre succès et votre médiatisation ont enrayé ce “handicap” ou bien le sentez-vous toujours malgré tout présent ? Ne pensez-vous pas que justement les élèves timides réussissent mieux professionnellement car ils ressentent le besoin de se battre contre eux-mêmes et donc progressent plus vite ?
Enfant, je ne me suis jamais vraiment senti “victime” de ma timidité, la partie la plus déplaisante était certainement d’être harasse par des adultes qui vous demandent d’être plus actif, et pensent vous rendre service en vous faisant
sortir de votre bulle alors que vous n’êtes tout simplement pas prêt. De la timidité j’ai gardé une propension forte aux émotions intenses à l’occasion des prises de parole ou expositions publiques, une sensibilité importante au regard des autres et un questionnement empathique constant. Il est possible que tout cela ait joué positivement lors de ma médiatisation récente.
– Avez-vous participé à des actions mathématiques humanitaires à l’étranger ? Qu’avez-vous tiré de cette expérience ?
J’ai donné des cours ou des exposés dans plusieurs pays en voie de développement : Sénégal, Bénin, Indonésie, Egypte… des pays où je crois que le développement mathématique sera vital dans le développement des sciences, et de la société tout court, non seulement par l’apport technologique mais aussi par l’apport en termes de schemas
de pensée. Est-ce de l’humanitaire ? Cela depend de votre definition :-) En tout cas c’est une expérience extrêmement enrichissante, et toujours pleine de découvertes humaines et naturelles.
– Quelle est votre équation favorite ? Pourquoi ?
L’equation de Boltzmann a toujours été mon équation favorite – je suis tombé amoureuxd’elle durant ma thèse. On n’explique pas l’amour, et c’est ainsi ; on peut juste constater que l’équation de Boltzmann comporte en elle de nombreux mystères du monde qui nous entoure, avec la notion d’entropie, l’un des plus grands problèmes
non resolus en termes de régularité de solutions d’équations aux derivées partielles, le mystère de l’irréversibilité du monde qui nous entoure, malgré les lois fondamentales réversibles, etc. etc. Avec plus de temps je pourrais en parler fort longtemps !
– Pourquoi “la” mathématique est enseignée de manière si peu intéressante au collège et au lycée ? Les professeurs ne nous montrent justement pas le côté artistique et poétique des mathématiques. En tant que littéraire je remarque en effet en grandissant que le langage mathématique ressemble sur certains points au langage poétique dans le fait qu’il est une image différée du réel.
L’analogie entre langage mathématique et langage poétique est de nos jours très bien ressentie par beaucoup de personnes, et nombreux sont les personnes, mathématiquement ignorantes, qui apprecient la mathématique sous un angle poétique. Mais je comprends que les enseignants soient rétifs a développer ce côté en cours : cela peut jouer comme motivation, mais il y a un risque de brouiller les messages, d’emplir les élèves de confusion. L’idéal serait de pouvoir introduire cette dimension artistique à dose minime, suffisamment pour faire rêver les élèves, mais suffisamment peu pour que le cours se concentre sur l’essentiel, qui est de faire acquérir aux élèves les bases du raisonnement logique et de la démonstration.
– Enfin, je ne peux pas m’empêcher de vous demander cela, mais pourquoi une araignée comme broche ?
Chut — secret !
Je remercie Cédric Villani de m’avoir accordé cet entretien.

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